(Les premières pages du livre)
Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien. Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement. Je savais où j’allais : il m’a suffi d’ouvrir une porte pour entrer dans un endroit que j’avais l’impression de connaître, où je me sentais bien. Trente minutes dans l’au-delà. Si Anton n’avait pas été là, j’y serais encore. S’il n’avait pas eu la présence d’esprit de me faire un massage cardiaque, j’aurais pu devenir un légume. Il m’a sauvée, repêchée in extremis, ou plutôt, ressuscitée. Un vrai miracle.
C’était un lundi, jour de la réunion culture du journal, mais ce funeste lundi, sa rédactrice en chef lui avait commandé une nécro de Jean-Pierre Grédy, auteur de pièces de boulevard, dont le décès à cent un ans venait d’être annoncé, et il a préféré l’écrire à la maison. C’est donc grâce à un mort que je suis vivante.
Installé à la table du salon où s’entassent livres et magazines, Anton a relu sa nécro, avant de l’envoyer, pile en temps voulu, à quinze heures. Ensuite, il aurait pu faire une course pour le dîner ou aller chercher un livre dans son studio, à deux pas de chez moi. S’il était sorti, à son retour, il aurait trouvé un cadavre.
Bizarrement, je ne garde aucun souvenir des heures qui ont précédé mon arrêt cardiaque. Il a fallu que j’interroge Anton plusieurs fois pour savoir ce qui s’était passé. Au début, traumatisé par ce qu’il qualifiait de « scène de guerre », il n’avait pas envie d’en parler. J’ai appris les choses petit à petit et mené mon enquête, afin de reconstituer les faits.
À quatorze heures trente, comme l’atteste un SMS sur mon portable, je vais prendre un café aux Officiers, un bistrot près de chez moi, avec Benjamin, un jeune éditeur. En rentrant, je raconte ce rendez-vous à Anton et me plains d’avoir mal au dos. Il me conseille de m’étendre, d’avaler un Doliprane. Peu après, il vient voir si le cachet fait effet. Adossée à un oreiller, le regard dans le vague, je lui dis que je me sens moins oppressée.
— J’espère que ça va aller ! Je n’ai pas envie de me taper une deuxième nécro dans la journée, plaisante-t-il.
Après s’être plongé dans Ulysse de Joyce, son roman préféré, il réapparaît. Cette fois, j’ai changé de couleur. Le teint blafard, je lui avoue d’une voix pâteuse que j’ai envie de vomir et lui demande un sac en plastique. Il se rappelle alors une scène de roman où une femme qui souffre de nausée est victime d’un infarctus. L’espace d’un instant, il hésite à m’emmener chez le généraliste dont le cabinet se trouve dans l’immeuble voisin. Devant ma tête de déterrée et ma respiration haletante, il décide d’appeler le SAMU. Pendant qu’il est en ligne, je saisis son téléphone et raccroche en décrétant :
— Je ne veux pas aller aux urgences, on attend des heures.
Là encore, je ne me souviens de rien, mais cette réaction ne m’étonne guère : avant mon séjour à Cochin, je détestais les hôpitaux, l’odeur de l’éther me faisait tourner de l’œil. Anton s’empresse de refaire le 15. La même voix rassurante en ligne :
— On vous envoie les pompiers.
Quelques secondes plus tard, je murmure :
— Je vais mourir.
Ce sont mes derniers mots. Après, tout s’accélère. Pas le temps de lui dire adieu, ni d’agoniser, ni de voir ma vie défiler. Les yeux clos, je suffoque, bave, pousse des râles, perds connaissance. Peu dégoûté, Anton n’a qu’une idée en tête : me sauver. Il se souvient des gestes que sa sœur, infirmière, lui avait montrés sur une plage de Beg-Meil lorsqu’il était adolescent, s’exerçant sur lui comme sur un mannequin. Au lieu de perdre du temps à m’allonger par terre, il attrape deux bouquins qui traînent sur ma descente de lit, les glisse sous mes épaules et retire l’oreiller, afin que je sois à plat et sur du dur. Puis il prend ma tête au creux de sa main, la pose avec soin sur le matelas, la cale légèrement en arrière, relève mon menton et desserre ma mâchoire pour m’empêcher d’étouffer. Les mains l’une sur l’autre, les avant-bras tendus, il appuie sur mon plexus avec force, relâche la pression et recommence trente fois de suite, au même rythme rapide, avant d’entamer une autre série. Tandis que ses mains s’enfoncent entre mes côtes, je continue à cracher des glaires, à grogner telle une moribonde. Sans cesser de pomper, il guette un souffle, un battement de cils, un froncement de sourcils, un frémissement de la joue. Aucun signe de vie : spectrale, je me suis statufiée, aussi raide que du bois mort. Mon cœur ne bat plus. Anton ne se pose pas de questions et poursuit son marathon, ne s’arrêtant que pour tenter d’ouvrir ma mâchoire, dans l’espoir que je puisse respirer. Trop tard : elle s’est durcie, j’ai « cassé ma pipe ». En forçant un peu, il réussit à la débloquer, en profite pour soulever mes paupières : mes yeux sont blancs, mes pupilles dilatées. La peur le saisit. À ce stade, il pourrait abdiquer et attendre l’arrivée du médecin pour le constat de décès. Il pourrait aussi prendre mon pouls et mettre la main devant ma bouche afin de vérifier si de l’air en sort encore, mais il se rappelle que, quoi qu’il en soit, il faut faire circuler le sang, irriguer les organes, le foie, la rate, les reins et surtout le cerveau. Alors il accélère la cadence, écrasant de plus belle ma poitrine, quitte à me casser les côtes. Déjà mes joues se creusent, mes lèvres bleuissent, ma peau vire au gris, mon visage ressemble au masque mortuaire de ma grand-mère sur son lit de mort. La bouche de travers, inerte, je suis une autre, un macchabée, une momie. Tandis qu’Anton lutte contre les courants qui m’emportent loin des vivants, j’ai lâché sa main, je me suis éclipsée, je dérive au fil de l’eau vers l’autre berge. Ne pas flancher, ils ne vont pas tarder, se dit-il. Le temps d’une nouvelle pause, l’oreille sur mon sein gauche, il tente de capter un son, un murmure, un écho : rien, la mort a gagné. Vaille que vaille, il reprend le combat, et chaque seconde lui semble une éternité, un pas de plus vers le néant. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Il se demande si mon cœur éjecte encore du sang, s’il n’a pas épuisé ses réserves, lui qui doit être bouché quelque part, qui a dû tout donner, se vider, pneu crevé. Anton finit par agir mécaniquement, persuadé que c’est foutu. La vie s’en est allée, cette sève, ce regard, cette voix, la chaleur de cette peau, ce sourire, tout ce qui vibrait, tout ce qu’il aimait. Quinze, vingt minutes, ça fait combien de temps ? Qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ? Bon Dieu que c’est long ! Tenir, lutter jusqu’à l’arrivée des pompiers, y croire, même s’il ne reste qu’une chance sur dix mille.
Lui qui ne répond pas souvent au téléphone a pris soin de poser le sien sur la table de nuit. Au moment où il commence une nouvelle série de pressions, la sonnerie, enfin. La voix grave d’un pompier : « On est en bas, c’est quoi le code ? » Anton n’en a aucune idée. Il ne l’a jamais noté, se sert d’un bip. Il dit : « J’arrive. » Il a peur de m’abandonner, peur que l’ascenseur tombe en panne, attrape ses clefs, cavale. La descente n’en finit pas. Au rez-de-chaussée, il ouvre en vitesse la porte vitrée, puis celle de l’entrée. Ils sont six, une brigade de cinq hommes et une femme, leur véhicule de secours et d’assistance garé dans la contre-allée. Un grand blond frisotté le salue : « Vous êtes le mari ? – Non, le compagnon », dit-il avant de bloquer les portes afin qu’elles restent ouvertes pour le SAMU qui ne devrait pas tarder. De retour dans l’ascenseur, il reconnaît qu’il a fait ce qu’il a pu et regarde sa montre : trois minutes d’absence. Pas le choix.
Désolé.
À peine débarqués, les pompiers se mettent à trois pour m’étendre sur le parquet. Un petit brun sec et musclé cisaille mon cachemire noir, mon tee-shirt et mon soutien-gorge, afin de dégager mon torse. Un rouquin à lunettes carrées sort de sa sacoche un défibrillateur, tandis qu’une jeune femme à queue-de-cheval étale du gel sur ma poitrine pour y plaquer des électrodes.
— Sortez, monsieur, ce qu’on va faire est pénible à voir, ordonne-t-elle à Anton qui aperçoit mon buste se soulever en un spasme.
Au bout de six électrochocs, le cœur n’est toujours pas reparti. Prostré sur le canapé, les mains tremblantes, Anton allume une cigarette et s’apprête à appeler ma fille Laura, lorsque deux gars de la brigade ouvrent la fenêtre.
— L’ascenseur est trop étroit. On pourrait la faire descendre par la rue, propose un maigrelet.
— Impossible, les arbres prennent toute la place, le brancard ne passera pas, fait remarquer son collègue qui veut savoir où se trouve l’escalier de secours.
Anton le lui indique, se disant que s’ils se préoccupent du transport à l’hôpital, c’est bon signe.
Dix-sept heures cinquante. Le médecin du SAMU a fini par rejoindre les pompiers. Il m’ausculte et commence à m’intuber. Le tuyau qu’il enfonce dans ma gorge ne passe pas. Il insiste. Du sang jaillit, éclabousse les murs, le placard, les draps. Après plusieurs manœuvres, la sonde est reliée à un respirateur artificiel qui prend le relais des poumons pour m’oxygéner. Si ceux-ci se gorgent d’air, le cœur reste inerte et le docteur ordonne un septième électrochoc. En vain. Le rouquin sort de la chambre, demande à Anton une serviette, lui tape sur l’épaule et lui lance d’un air affligé :
— Courage.
Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.
Il a fallu un huitième électrochoc pour que le cœur reparte. Un dernier pour la route. Si les pompiers avaient renoncé, le médecin aurait constaté le décès. Pas d’autopsie ni d'enquête. Une mort banale, précoce, annoncée sur les réseaux, avec en prime une petite nécro dans Le Figaro. Le vendredi suivant, j'aurais été enterrée au cimetière de Dorcy, le village de ma maison de campagne, là où reposent mes parents, à une dizaine de kilomètres de Fontainebleau. Auparavant, en prévision d’un don d’organes, j'aurais été conduite à la morgue et casée dans le frigidaire d’un funérarium s
Un après-midi tristounet de mars, pour la première fois depuis mon accident, l’envie de prendre la plume me taraude. La tête embuée, la main pâteuse, j'ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l'odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l'ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures. Si j'en avais la force, cela pourrait durer des heures, tant l’écriture rend la vie, me redonne ce qui fait de moi quelqu'un d’unique, m'unifie, me pose et me repose, me relie aux scribes, aux bâtisseurs de cathédrales, aux potiers, aux moissonneuses, tisseuses et brodeuses. Et c’est ainsi, dans cette récréation, qu'apparaissent des dorures, des lustres, des miroirs et des sofas profonds où il fait bon s’étirer. C’est ainsi que la joie se faufile alors que le ciel m’intimide, le soleil me brûle. La joie d’être choisie. p. 114
L'aurore fait pâlir la rue Saint-Jacques. Un camion-poubelle passe, la cloche d’une église sonne. Des bruits qui m’effraient: je n’en peux plus d'attendre le matin. En même temps, je n'ai pas envie d’atterrir, je suis encore là-haut. Si le jour, je suis soumise au personnel médical, la nuit, je vole vers mon jardin enchanteur. Eh oui, je mène une double vie: c’est l’obscurité qui me permet d’entrevoir le pays d’où je viens. Comme l’autre soir, des sensations resurgissent. Telle une hirondelle, je m'élançais, je tournoyais sans effort. Libérée de tout souci, je revivais, sans crainte de me blesser ni de mourir, puisque j'étais déjà morte, l'éternité devant moi. Aucun risque d'agression, de perversion ou de jalousie, juste la paix. Rien à voir avec les tribulations du coma. C'était si fort un besoin vital enfin réalisé, une irradiation dont les effets agissent encore. p. 64-65
Le désir de flirter avec la Camarde, de tout plaquer pour le saut dans le vide, Hemingway en parle si bien. La mort l’obsédait. Il la défiait sur le champ de bataille, dans les arènes de corrida ou à la chasse au gros gibier. Tirer sur un lion ou un buffle lui procurait un malin plaisir. Il avait le goût du sang, celui de la fraîcheur des tombeaux aussi. L'appel du néant, William Styron l’évoque dans un récit autobiographique, Face aux ténèbres. Il y confie sa dépression avec son cortège d’angoisses, d’insomnies, de rafales dévastatrices, et prouve que cette «tempête des ténèbres» peut frapper n’importe qui, n'importe quand, et surtout les artistes. Virginia Woolf, Romain Gary, Primo Levi, Van Gogh, la liste des proies de l’ombre est longue. Et le passage à l'acte, une délivrance. p. 127
Alors que je me vante d’être rétablie, même plus en forme qu’avant puisque je ne fume plus, je m'aperçois, à des petites choses qui en disent long, que je ne suis plus tout à fait la même. Je me sens souvent perdue, une exilée, une enfant délaissée, une maison de famille abandonnée. Suis-je plus fragile, plus vulnérable, comme le pense Prune? La moindre contrariété, la moindre remarque désobligeante, perfide ou fielleuse, me poignardent au cœur. Chaque fois, un peu de vie s’en va. Cette hypersensibilité et une certaine paranoïa feraient partie des invisibles séquelles qui subsistent chez les victimes d’arrêt cardiaque, des effets si discrets que personne ne s’en rend compte. p. 121