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Citation de Eneeh_Quarter


Clara veut la lune
Il poussa un juron en ouvrant la porte d’entrée de la villa. Tout à son occupation, il ne s’était pas aperçu du changement de temps. Il tira la moustiquaire, qui avait été fermée pour protéger l’habitation des insectes indésirables, nombreux en ces journées d’été. Plus que les moustiques, ce qu’il détestait par-dessus tout, c’était les mouches, particulièrement les grosses noires au corps strié. Puis aussi les vertes, les mouches à merde, qui se pavanaient sur la viande, quand sa femme la sortait du réfrigérateur et qu’elle la laissait à l’air quelques minutes, soi-disant pour qu’elle s’attendrît et prît du goût. Il lui avait dit plusieurs fois de la couvrir, mais elle oubliait régulièrement. Ce n’était pourtant pas compliqué, de mettre un bout d’aluminium sur le plat! Une fois, il avait trouvé des vers qui grouillaient dans les saucisses. De toute évidence, la femelle s’était posée dessus alors que son épouse en prélevait quelques-unes et s’était retrouvée piégée au moment où elle avait refermé le paquet pour le remiser au frais. Écœuré, il n’avait plus mangé de viande pendant un mois.

Dehors, le ciel était noir de nuages et, au loin, l’horizon se confondait entre la plaine et ce qui avait été encore l’azur, quelques minutes auparavant. Les réverbères de la rue s’étaient éclairés, donnant une impression de soirée d’hiver à cette seconde partie de l’après-midi. Un éclair zébra l’espace, et tout de suite après, un coup de tonnerre qui le fit sursauter sonna le départ de l’averse. En quelques instants, la pelouse s’était transformée en un terrain boueux. Le sol, qui avait subi la sécheresse de ces dernières semaines, buvait avidement cette eau, finissant par en régurgiter l’excès, tout comme un ivrogne que l’on aurait soumis à un sevrage forcé pendant un mois vomirait la bouteille avalée d’un seul coup dès son premier jour de liberté.

L’homme n’avait pourtant pas le choix. Il respira à fond, endossa un anorak qui pendait à la cloison de la véranda, en rabattit la capuche sur la tête et parcourut à la hâte la distance qui le séparait de l’appentis adossé au mur de la maison adjacente. Il y préleva une pioche et une pelle, puis se dirigea vers le fond du jardin, à l’arrière de l’habitation. En fin de compte, cette pluie avait du bon. Personne n’irait prêter attention à lui. Une enceinte élevée faisait frontière entre la propriété et le cimetière communal et de toute façon, avec ce qu’il dégringolait, aucun quidam ne songerait à s’y promener. Quant aux voisins, un jeune couple avec deux enfants qui avait emménagé il y a peu, ils se trouvaient sûrement en ce moment sur une des plages bondées de la Côte d’Azur.

Depuis qu’ils étaient arrivés dans le quartier, il n’avait pas cherché à faire leur connaissance, hormis quelques salutations par-dessus la haie. André, le mari, avait l’air sympathique et était bien mis de sa personne, se rendant à son travail en costume trois-pièces et cravate, tenue convenant tout à fait à ses fonctions de cadre dans une agence bancaire. Par contre, il n’aimait définitivement pas le genre de sa femme, de laquelle il n’avait pas voulu retenir le prénom, aguicheuse maquillée à outrance, qui semblait ne rien avoir à faire de ses journées, s’exhibant dans des jupes ultracourtes et des hauts qui épousaient ses formes et révélaient l’absence de soutien-gorge, ce qu’il trouvait être le comble de la vulgarité. C’était le type même de la femelle qui se pensait libérée parce qu’elle s’affichait sans pudeur et qui le mettait mal à l’aise.

Le fils devait être âgé d’environ huit ans. C’était un petit gros qui se gavait de bonbons et de pâtisserie à longueur de journée. Plusieurs fois, il l’avait croisé dans la rue et ce jeune malappris ne lui avait même pas dit bonjour. La fillette, quant à elle, avait à peu près l’âge de sa fille. Elle partageait avec elle de longs cheveux blonds et de grands yeux azur. Il savait qu’elle s’appelait Cassandra. Il l’observait souvent, quand elle se berçait sur la balançoire du jardin, pendant que sa mère, impudique, s’offrait au soleil et à la vue des passants dans un maillot de bain minuscule au bord de la piscinette installée au milieu du terrain. Il eût aimé que les deux enfants se liassent d’amitié et que Cassandra vînt parfois jouer à la maison. Malheureusement, sa propre fille était particulièrement sauvageonne et refusait la compagnie de quiconque en dehors de la sienne et de celle de sa maman. Il ne savait comment favoriser la rencontre. Seule la prudence l’avait retenu jusque-là de se montrer téméraire et d’entreprendre quoi que ce fût. Les gens sont tellement suspicieux, quand il s’agit de leur progéniture!

Affrontant l’orage, il déplaça un à un les rondins entassés qui attendaient l’hiver pour être brûlés dans le poêle en fonte trônant dans le salon. Une fois le déménagement effectué, il s’attela à la tâche la plus harassante, mais aussi la plus importante. À coups de pioche et de pelle, il creusa une fosse profonde, plus ou moins de la taille d’un gros chien. Malgré la pluie qui avait redoublé d’intensité, il était en sueur. Remuer cette terre devenue lourde n’était pas une besogne aisée. Il n’avait pas l’habitude des activités physiques, mais il n’avait pas le choix. Vivienne finissait sa journée de travail à sept heures et demie et il ne lui faudrait pas plus de vingt minutes pour arriver à la maison. En cette période de vacances, il était même possible qu’elle rentrât un peu plus tôt, n’ayant pas à affronter l’intense circulation habituelle des autres mois de l’année. Il fallait absolument que tout fût terminé au retour de sa femme.

L’opération dura près d’une heure. Pendant ce temps, il ne cessa d’émettre des imprécations, se maudissant pour son imprudence et la manière dont s’étaient déroulés les événements. Mais aussi était-ce de sa faute si la petite, d’ordinaire si docile, avait aujourd’hui montré autant de mauvaise volonté? Si elle l’avait laissé faire, comme cela avait été le cas jusqu’à présent, il ne serait pas dans cette situation. C’est ce qu’il y a de terrible, avec les enfants. On ne peut jamais prévoir leurs réactions. Le fait qu’elle sortît d’une varicelle qui l’avait contrainte au lit ces dernières semaines ne pouvait en aucun cas excuser son manque d’entrain dans les activités qu’ils avaient toujours partagées et auxquelles elle semblait prendre plaisir.

Au lieu de ça, elle avait préféré jouer avec le mobile au-dessus de son lit, un Pierrot assis sur une lune, qu’elle affectionnait depuis toute petite et qui l’avait accompagnée durant sa maladie. Devant sa réticence, il s’était énervé et avait cassé le jouet, causant les pleurs hystériques de la fillette, crise qui avait abouti à son accès de colère et engendré la volée de gifles fatales. Ces semaines de privation l’avaient mis à cran. Pourtant, il n’était pas dans ses intentions de lui faire du mal. Mais comment eût-il pu s’attendre à ce que sa tête allât frapper le rebord du lit et la faire sombrer dans l’inconscience?

Lorsqu’il fut satisfait de la taille de son trou, il rentra à la maison. Sur le palier, il se déshabilla complètement afin de ne pas salir les lieux, ce qui l’eût obligé à procéder à un fastidieux nettoyage. Il aura déjà assez à faire dans la chambre. Quand elle était revenue à elle, l’enfant avait vomi, puis avait resombré dans l’inconscience, définitivement, cette fois. Il se dirigea vers la gamine et resta un petit moment à la contempler. Ses longs cheveux blonds, ses yeux bleu profond et son teint clair l’émurent, comme ç’avait été le cas depuis cinq ans. Il se baissa et l’embrassa tendrement. Ensuite, il la prit dans ses bras et ressortit avec elle. La pluie avait diminué d’intensité. Il rendossa ses vêtements et retourna au jardin. Il déposa son fardeau à terre, courut à l’appentis, en extirpa une bâche en plastique et regagna son chantier. Il déroula la toile et en enveloppa l’enfant. Après quoi, il coucha la bambine au fond du trou. Il reboucha soigneusement le tout, remit le tas de bois en place de manière à masquer l’excavation, nettoya et rangea ses outils et, satisfait, s’en revint chez lui.

Après avoir effacé les traces de son délit et refait la chambre, il se doucha longuement, puis se dirigea vers le téléphone et composa le numéro de la gendarmerie:

— Je voudrais vous signaler la disparition de ma fille Clara.
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