Alors que nous contournions le pied de la crête entre les deux bras du glacier, nous découvrîmes dans la neige les traces d’un abominable homme des neiges. Elles mesuraient vingt centimètres de large, quarante-cinq centimètres de long, arrondies, sans aucun signe d’orteils ou de talons. Elles devaient dater de trois ou quatre jours en arrière, la fonte avait probablement altérer les contours. Le plus remarquable est qu’elles étaient parfaitement alignées l’une derrière l’autre, sans écart vers la gauche ou la droite, comme les traces d’un oiseau. Un animal à quatre pattes qui eût placé ses pattes arrière dans les traces des pattes avant n’aurait pas donné le même résultat. On eût vu les superpositions. Peu importe le nombre de pattes que comptait cette bête ou cet oiseau, il devait peser son poids. Les traces s’enfonçaient de près de trente centimètres dans la neige. Nous suivîmes les traces sur près de deux kilomètres avant qu’elles ne disparaissent sur des rochers. Elles venaient d’un petit lac glaciaire où l’animal avait dû boire. Le jour suivant, nous vîmes les mêmes traces de l’autre côté du lac.
Les sherpas considérèrent qu’elles devaient appartenir à une petite espèce d’homme des neiges, ou Yéti comme ils les appellent. Il semble en exister deux espèces : la petite que nous étions en train de suivre, et qui se nourrit d’êtres humains ; et une plus grande dont le seul régime se limite aux yaks. Ma remarque selon laquelle personne n’était passé dans le coin durant les trente dernières années, ce qui devait les rendre particulièrement affamés, n’amusa pas les sherpas autant que je l’espérais. Ma plaisanterie fut ignorée alors que nous étions debout, tous les trois, au milieu de cette étendue de neige désertique, à observer ces traces comme tant de Robinson Crusoé.
Je n’ai pas d’explication à offrir, et si j’en avais eu, par respect pour les traditions locales, je les aurais gardées pour moi. Il ne s’agissait pas des traces de l’une des nombreuses espèces d’ours qui semblent hanter l’Himalaya. Quelques jours plus tard, dans la vallée du Glacier Cornice, nous trouvâmes des traces d’ours et les sherpas les reconnurent comme telles. Un oiseau unijambiste et carnivore, pesant près d’une tonne, aurait pu faire de telles traces. Mais il semble bien inutile de chercher une nouvelle espèce quand nous en avons une parfaite sous la main, sous la forme de l’abominable homme des neiges. Nouvelle peut-être pour la science, mais très ancienne dans les légendes. Ceux qui respectent les traditions doivent avoir noté avec surprise et regret comment un certain grand journal a ouvert ses colonnes à des iconoclastes remettant en question la simple existence des abominables hommes de neiges.
"Considérée dans son ensemble et dite dans ses détails, l'histoire des trois premières expéditions à l'Everest est une histoire suggestive, qui ne peut manquer d'émouvoir même ceux qui ne peuvent comprendre pourquoi l'on souhaite gravir la plus haute montagne du monde. À presque tous les points de vue, il est infiniment regrettable que ces efforts n'aient pas été couronnés par le succès qu'ils méritaient si amplement. Ce succès n'eût pas seulement mis le point final à une magnifique épopée montagnarde; il eût aussi, à mon humble avis, ouvert de plus larges perspectives sur les explorations himalayennes dans les années qui suivirent. Je dis "à presque tous les points de vue", car il est des hommes, même parmi ceux qui ont essayé d'atteindre le sommet, qui nourrissent le secret espoir que l'Everest ne sera jamais gravi. Et je suis de ceux-là, je dois le confesser."
"C'est ainsi que je vins à la montagne. Ce fut un chemin sinueux et détourné, qui, par une série d'accidents, aboutit à une passion dont l'influence sur ma vie fut décisive. Il y en a qui font de l'escalade parce que leur père en avait fait avant eux, ou bien leurs maîtres ou leurs amis. Ces sortes d'initiation offrent beaucoup d'avantages. Je préfère ma propre voie, tout comme un autre préférera la sienne. Mais, dans tous les champs de l'activité humaine, ce n'est pas la voie d'approche qui compte, mais bien l'attitude de l'esprit. Car quels que soient les changements que le temps et l'expérience peuvent apporter, quels que soient les échecs ou les réussites, quelque chose du sentiment initial restera. Et le meilleur de tout, c'est l'ardente humilité d'un enfant."
Nous étions réellement dans le sanctuaire de la Nanda Devi. A chaque pas, j'éprouvais ce frisson subtil que toute personne, douée d’imagination, devrait ressentir en parcourant un territoire jusque-là inexploré. Pour peu qu’on prenne la peine de s’en approcher, chaque recoin dévoilait un secret.
Enfant, mon rêve le plus cher était de vagabonder dans une vallée comme celle-ci, libre d'errer à ma guise, pour découvrir le spectacle d’une nature encore vierge. La réalité n'était pas moins enchanteresse que le rêve à moitié oublié, sachant qu’en cet âge de désillusion, peu de rêves enfantins ont la chance de se réaliser.