Et c'est ainsi que ce soir-là j'ai enfilé un pull en laine et, à défaut de bottes en caoutchouc, ma combinaison de surf repliée à la taille. J'ai noué les bras de néoprène autour de moi comme un tablier, ai lancé à Jem «A plus!» et je suis sortie tranquillement, le laissant affalé devant la télé. Je me suis arrêtée à la porte pour enfiler mes Crocs et je me suis mise en marche à pas lourds sur le bord de la route qui part au nord en direction de Eaglehawk Bay, alors que le disque presque plein de la lune gibbeuse frôlait l'horizon du sud-est et s'élevait dans le ciel. Je suis arrivée pile au bon moment: lorsque j'ai rejoint Flo et Poppy au bord de l'eau, le crépuscule tournait au bleu marine et les étoiles étaient en train de s'allumer. En me voyant elles ont souri tout grand, leurs yeux et leurs dents reflétant la lumière nacrée. A la bonne heure! a dit Flo, et je lui ai répondu d'un sourire.
C'est parce que les pieuvres voulaient dire quelque chose pour moi: quelque chose qui parle de sacrifice féminin, de persévérance, de la futilité de tout ça, quelque chose qui dit que nos corps peuvent rater , ou peuvent être forcés de rater, et que pourtant on continue comme on peut...
Je veux dire que je crois que je n'ai plus besoin de tout ça. Vous m'avez dit après la première consultation que je ne présentais pas de risque de suicide et que si vous vouliez continuer à me voir, c'était pour travailler sur la manière dont je pense mon corps. Mais pour être honnête avec vous, je n'ai plus vraiment envie de parler de mon corps, ni de penser à mon corps. Enfin, j'y pense quand même, mais j'aimerais mieux y penser un peu moins. J'aimerais mieux vivre dedans que d'y penser, si vous voyez ce que je veux dire. Le normaliser, en fait. Et ces séances m'empêchent de le faire.
Sur le moment je me suis demandé, et je me le demande encore aujourd’hui : pourquoi est-ce que je ne les ai pas tous envoyés se faire foutre, à commencer par Terry ? C’est ce qu’aurait fait la Lucy d’avant le cancer et les seins en silicone. Et c’est ce que ferait la Lucy plate d’aujourd’hui. Mais à l’époque, pourquoi est-ce que je ne le faisais pas ? Qu’est-ce qui, dans leurs intrusions, faisait que chaque fois je me ratatinais et que je restais pétrifiée ?
C’était à cause des mots que je me chuchotais dans ma tête : ta faute ta faute. Un refrain qui faisait de moi une fleur fanée, courbée sous le poids de deux excroissances en silicone. Et je me détestais pour ça. Je me détestais de me ratatiner, et je me détestais d’avoir l’impression que tout était ma faute, parce que je savais que j’avais honte et que ça ne sert à rien d’avoir honte. Alors je m’en voulais pour ça, et ainsi de suite : j’avais honte d’avoir honte.
Ô joie de vivre sous mon crâne !
(Les diables de Tasmanie)
Mais alors c'est leur faute, à ces pauvres bestioles.
Jamais je n'avais entendu personne poser la question en ces termes : en termes de faute. Et à mon tour, pour lui répondre, j avais ressenti le besoin de trouver un coupable, de trouver un sens à la division cellulaire, selon le même schéma de pensée binaire.
- Eh bien s'il faut que ce soit la faute de quelqu'un, alors c'est plutôt celle des premiers pionniers européens qui ont cru que les diables tuaient leurs troupeaux, et qui les ont exterminés jusqu’à leur quasi-extinction. C'est pour cette raison que leur
génome est si peu diversifié, et que le cancer peut se transmettre si facilement d'un individu à l'autre.
Octopus ? Une pieuvre, la pieuvre, les pieuvres… Déterminée à pondre ses œufs coûte que coûte.
Moi ? La narratrice, Lucy. Sortie d'un cancer du sein.
Elles vont croiser leur chemin dans l'adversité et la brutalité de la vie.
Brutalité de l'homme, brutalité de la nature.
En Tasmanie, une nature omniprésente dans laquelle elles se trouvent immergées…et nous avec.
A la recherche de son corps, du sens de sa vie. Une reconstruction portée par la nature et par l'humanité pour le meilleur comme le pire.
Lecture enivrante, déroutante.
Des interrogations, des thématiques très variées et pourtant habilement ficelées.
A découvrir en se laissant porter.
Ce qu’elle dit, et je suis sûr que tu es d’accord, c’est que le monde se porterait mieux s’il y avait plus d’homosexuels, parce que la population serait plus réduite. Les homosexuels sont meilleurs pour l’environnement. C’est malthusien.
La surface s'enfonce alors que je remonte et je capture un crabe trébuchant que je croque dans mon bec puis la surface se déprend de mon corps en gouttes en coulures et le clair de lune onctueux se pose sur moi tandis que tout autour l'air bâille et murmure. Je deviens lourde je deviens plate je deviens fixe je suis écrasée au sol et je ne peux plus me propulser ni tournoyer je ne peux que ramper. Mais là-bas derrière ce bout de terre l'océan martèle le rivage il mugit il m'appelle il m'attire
Des fois je n’arrive pas à croire que les choses puissent aller mieux un jour. Les salauds ne font qu’élever de nouvelles générations de salauds.
J’en avais marre des mensonges à la con. Et puis je voulais simplement l’aider, elle, la pieuvre. Je crois que je voulais juste être capable d’agir sur quelque chose.