Ils apprenaient à connaître un par un les oiseaux et les bêtes qui vivaient dans leurs bois. Lorsqu’ils purent aller en terrain étranger bien plus loin avec leurs parents, ils connurent de nouveaux animaux. Ils commencèrent à croire qu’ils connaissaient l’odeur de tout ce qui bougeait. Une nuit leur mère les conduisit dans un champ où reposait sur le sol une drôle de chose noire et plate. Elle le leur rapporta pour qu’ils la sentent. Mais dès qu’ils flairèrent l’odeur, leurs poils se hérissèrent et ils furent saisis de tremblements. Ils ne savaient pas pourquoi – on aurait dit que des picotements les envahissaient en se diffusant à travers leur sang. Ils étaient pleins de haine et d’effroi. Lorsqu’elle vit que les effets sur eux étaient aussi forts, elle les avertit –
« Ça, c’est l’odeur des hommes. » (La renarde de Springfield)
La bande du vieux Lobo était plutôt petite. Je n’en ai jamais vraiment compris la raison. Lorsqu’un loup obtient la position et le pouvoir qu’il avait, il attire normalement de nombreux suiveurs. Il est possible qu’il ait limité volontairement le nombre de ses compagnons. Son tempérament féroce avait aussi pu restreindre la croissance de sa meute. Une chose est certaine, Lobo n’avait plus que cinq vassaux durant la dernière partie de son règne. Chacun d’entre eux, néanmoins, était un loup renommé, la majorité d’entre eux était d’une taille supérieure à la moyenne, l’un d’eux, en particulier, le chef en second, était un véritable géant. Il était pourtant loin d’atteindre la taille de Lobo ou d’égaler ses prouesses. Outre les deux chefs plusieurs loups dans l’équipe étaient spécialement célèbres. L’un d’eux était un splendide loup blanc, que les Mexicains appelaient Blanca, car on pensait qu’il s’agissait d’une femelle, probablement la partenaire de Lobo. Un autre était un loup jaune à la rapidité remarquable. Il avait, à plusieurs reprises, si l’on en croit les récits qui circulaient, capturé pour le groupe une antilocapre.
Il ressort de tout ceci que ces loups étaient extrêmement connus des vaqueros et des bergers. Ils étaient fréquemment aperçus et, plus souvent encore, entendus. Leurs vies étaient donc intimement associées à celles des gardiens de troupeaux, qui les auraient volontiers éliminés. Tous les propriétaires de cheptel de la région de Currumpaw auraient promptement offert une somme équivalente à la valeur de nombreux bœufs en échange de la dépouille de n’importe quel membre de la bande, mais il semblait que leurs vies fussent ensorcelées car ils se jouaient de tous les dispositifs mis en place pour les tuer. Ils narguaient tous les chasseurs, ridiculisaient toute tentative de les empoisonner. Ils continuèrent ainsi, durant au moins cinq ans, à prélever leur dîme sur les éleveurs de Currumpaw. Elle correspondait, aux dires de tous, à une vache par jour. Par conséquent, si l’on s’en tient à cette estimation, la meute avait tué plus de deux mille têtes d’un bétail de premier choix, car, on le savait trop bien, elle sélectionnait à chaque fois la meilleure proie.
Le vieux loup gigantesque, que les Mexicains avaient surnommé le roi, était le chef d’une meute exceptionnelle de loups gris, qui ravageaient la vallée de Currumpaw depuis des années. Tous les bergers et tous les vaqueros le connaissaient bien. Lorsque le bétail l’apercevait en compagnie de sa fidèle bande, il était saisi d’une terreur désespérée. Chez les propriétaires la colère et le désespoir régnaient. Géant parmi les loups, le vieux Lobo l’était aussi par sa ruse et sa force. Sa voix, la nuit, était reconnaissable et se distinguait aisément de celle de tous ses compagnons. Un loup ordinaire pouvait hurler la moitié de la nuit aux alentours du bivouac d’un responsable du troupeau. Il ne suscitait qu’une moindre attention. Mais lorsque le grondement grave du vieux roi éclatait, résonnant dans la gorge, le gardien se secouait et s’attendait à découvrir au matin que le troupeau venait juste d’être gravement agressé.
Currumpaw est une immense étendue de pâturage située au nord du Nouveau-Mexique. C’est une terre de riches herbages où grouillent les troupeaux de moutons et des hordes de bétail, une terre de mesas ininterrompues parcourues d’eaux vives précieuses qui finissent par se rassembler en formant la rivière de Currumpaw, qui a donné son nom à toute la région. Le roi qui en avait pris possession et y exerçait son pouvoir tyrannique était un vieux loup gris.
Les coyotes ont, comme les chiens et les loups, l'habitude de s'arrêter à certains points de repère échelonnés sur leur passage. Ces points de repère sont parfois une pierre, un arbre, une borne ou un vieux crâne de buffle, et le coyote qui s'y arrête apprend, grâce à l'odeur et à la piste du dernier venu, qui était le visiteur, d'où il venait et où il allait. Le pays entier est sillonné de ces bureaux de renseignements. Or il arrive souvent qu'un coyote qui n'a rien d'autre à faire porte dans sa gueule un vieil os ou tout autre objet inutile ; mais, dès qu'il aperçoit le point de repère, il s'y rend pour avoir des nouvelles, dépose son os et oublie ensuite de le ramasser, de sorte qu'à la longue, ces postes de signalement sont marqués par une curieuse collection d'objets hétéroclites. (p.173)