Julien n'était pas encore né quand son père est parti. Toute son enfance s'est déroulée dans le vide informe qu'a créé cette absence. Des mois et des années à se faire le plus petit possible. À ne pas parler. À ne pas marcher. À se rouler en boule autour de son pouce, entre une fenêtre close et une chaise berceuse qui chantait rarement. À tenter, parfois, de lever les yeux et de risquer son plus beau sourire vers le visage éteint de sa mère. Mais aucune lumière, jamais, ne s'allumait pour lui. Sa mère était ailleurs. Toujours ailleurs, là où il n'était pas.
Le seul geste que Karine parvient à poser, c'est d'entraîner Élise à l'extérieur, le plus loin possible de la porte d'entrée. Quitter ce lieu de trop grande noirceur, aller se perdre dans la clarté d'octobre et fumer une cigarette. Ou cinq. Ou dix. Comme elles l'ont fait si souvent depuis l'adolescence. Elles iront marcher sur le trottoir d'en face, bras dessus bras dessous, comme au jour de leur première fugue ou de leur premier chagrin d'amour. Entre les larmes et le bruit des voitures, entre les regrets et l'expiration de la fumée, elles parviendront peut-être à se dire l'essentiel à travers deux ou trois mots boiteux.
Se rappeler, toujours, qu'on ne trouve pas
grand-chose d'important entre ces murs,
Mais il faut quand même continuer de chercher :
des enfants bien réels attendent dehors qu'on les
comprenne.
Nous avons grimpé deux par deux toutes les marches de notre existence, la sienne plus brève que la mienne, plus dramatique, plus tourmentée aussi. Et puis soudainement, elle s'est mise à pleurer. Une peine incommensurable. Une détresse d'enfant beaucoup trop petite pour la contenir toute. Je la voyais se dissoudre devant moi, sans aucune retenue ; comme si elle m'avait senti, tout à coup, foncièrement capable de la sauver.
Où s’en vont les étoiles quand le soleil se lève ? Pourquoi la chanson continue de chanter dans la tête lorsque le disque s’est arrêté ? Pourquoi il faut donner sa langue au chat quand on ne connaît pas une réponse ? Est- ce qu’on est dans la tête de sa maman avant d’être dans son ventre ? À quel âge on devient plus forte et plus intelligente que sa grande sœur ?Aujourd’hui, Élodie va trouver des réponses à toutes ses questions. Elle n’aura plus besoin de donner sa langue à n’importe quel chat invisible, comme sa sœur le lui impose au moins dix fois par jour. Et elle ne se fera plus traiter de débile, ni d’ignorante, ni de sans-génie. Parce qu’aujourd’hui, Élodie s’en va-t-à l’école pour la première fois.
Yannick regarde ses papas sans dire un mot. Ils semblent très occupés à lire des messages sur leur téléphone intelligent. Il essaie de bouger le moins possible. Mais c’est plus fort que lui; il ne peut s’empêcher de se bercer lui-même contre le dossier du divan, en attendant que quelqu’un l’accueille. Il n’a pas encore défait sa petite valise ni sorti ses cahiers. Il est encore trop tôt pour savoir avec qui il se prépare à passer la semaine.—Qu’est-ce que tu fais?—Rien.—Pourquoi tu me regardes comme ça?—Pour rien. J’attends.—Tu attends quoi?Ça, Yannick ne peut pas le dire. C’est son secret le mieux gardé.
Atterré par la brutalité de cette mort qu’il a souvent souhaitée mais jamais désirée, il osera à peine s’approcher de ce grand corps inerte, parfaitement intact, figé à jamais dans la beauté et la force de son âge. Comme si la mort elle-même n’avait pas su porter atteinte à son intégrité. Comme toujours, Michel se sentira petit et insuffisant à côté de ce frère encore trop grand pour lui.
Il y a des gens qui, rien qu'à nous regarder, rien qu'à nous sourire, même du fond de leur fragilité, parviennent à nous offrir quelque chose de précieux. Comme la petite fille d'à côté et la voisine d'en face. Il y en a d'autres qui, même les bras chargés, la bouche exubérante et l'oeil éblouissant, réussissent à nous déposséder. En ayant l'air de nous avoir comblés.