Les Grands Débats - A
comme Argent : Pour tout l'or du monde - Dimanche 23 septembre 2018 de 15h00 à 16h00
Jeffrey Eugenides - Lauren Groff - Julie Mazzieri - Julien Bisson
Au-delà de sa valeur variable, l'argent se trouve investi d'une charge symbolique plus ou moins négative. Si l'existence est aujourd'hui difficilement concevable sans, on lui doit un nombre incalculable d'histoires plus ou moins édifiantes. Combustible du « Bûcher des vanités », il est devenu un personnage de roman très coté, qu'on en ait, ou pas d'ailleurs.
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A l'époque les passagers partant pour l'Amérique avaient coutume de monter sur le pont avec une pelote de coton. Ceux qui restaient à quai gardaient en main l'extrémité du fil. Tandis que le Giulia s'éloignait au son de sa corne de brume, une centaine de fils de coton se tendaient au-dessus de l'eau. Les gens criaient leurs adieux, agitaient frénétiquement les bras, tenaient à bout de bras des bébés pour qu'ils voient une dernière fois ceux dont ils ne garderaient pas le souvenir. Les hélices bouillonnaient ; les mouchoirs voletaient et, sur le pont, les pelotes de coton se mirent à se dévider. Rouge, jaune, bleu, vert, elles se déroulaient toutes les dix secondes, puis de plus en plus vite à mesure que le bateau prenait de la vitesse. Les passagers tenaient leur fil aussi longtemps que possible, conservant le contact avec les visages qui se faisaient de moins en moins discernables. Mais finalement, une par une, les pelotes arrivèrent à leur fin. Les fils de coton s'envolèrent, s'élevant dans la brise.
Elle gardait le visage baissé, se déplaçant dans son oubli du monde, les tournesols de ses yeux fixés sur le drame de sa vie que nous ne comprendrions jamais.
Nous savions que les filles étaient nos jumelles, que nous existions tous dans l'espace comme des animaux qui avaient la même peau, et qu'elles savaient tout de nous alors que nous étions incapables de percer leur mystère. Nous savions, enfin, que les filles étaient en réalité des femmes déguisées, qu'elles comprenaient l'amour et même la mort, et que notre boulot se bornait à créer le bruit qui semblait tant les fasciner.
Nous prîmes conscience que la version du monde qu'ils nous donnaient n'était pas le monde auquel ils croyaient vraiment, et qu'en dépit de toute la peine qu'ils prenaient à traquer les mauvaises herbes ils n'avaient rien à foutre de leurs pelouses.
Les compagnies pharmaceutiques s'y prenaient dans le mauvais sens. Au lieu de partir d'une maladie et de développer des médicaments pour la soigner, elles développaient des médicaments puis cherchaient à quoi ils pouvaient servir.
Les émotions, d'après mon expérience, ne sont pas recouvertes par de simples mots. Je ne crois pas en la "tristesse", la "joie" ou le "regret". Peut-être la meilleure preuve de la nature patriarcale du langage est le fait qu'il simplifie les sentiments. J'aimerais avoir à ma disposition des émotions hybrides compliquées, des constructions germaniques, comme par exemple "Le bonheur qui accompagne le désastre". Ou : "La déception de coucher avec son fantasme". J'aimerais montrer comment " La conscience de la mort suscitée par des parents vieillissants" est liée à "La haine des miroirs qui commence à l'âge mûr".
Les livres m'ont affecté, m'ont changé, m'ont fait prendre des décisions, m'ont fait faire des choses qui ont eu des conséquences énormes. Lire peut être dangereux, comme une révélation.
Cécilia, la plus jeune, treize ans seulement, avait été la première. Elle s’était ouvert les poignets dans son bain comme un stoïcien, et quand ils la trouvèrent flotter dans sa mare rose, les yeux jaunes comme une possédée et son petit corps exhalant l’odeur d’une femme mûre, les infirmiers furent tellement effrayés par sa tranquillité qu’ils restèrent hypnotisés.
Selon Saunders, le roman avait connu son apogée avec le roman matrimonial et ne s'était jamais remis de sa disparition. A l'époque où la réussite sociale reposait sur le mariage, et où le mariage reposait sur l'argent, les romanciers tenaient un vrai sujet d'écriture.
Les grandes épopées étaient consacrées à la guerre, le roman au mariage.
L'égalité des sexes, une bonne chose pour les femmes, s'était révélée désastreuse pour le roman. Et le divorce lui avait donné le coup de grâce.
De l'avis de Saunders, le mariage ne signifiait plus grand-chose, et il en allait de même pour le roman.
Qui utilisait encore le mariage comme ressort dramatique? Personne.
On n'en trouvait plus trace que dans les fictions historiques.
Je m'étais trompé pour [le docteur] Luce. J'avais pensé qu'après avoir parlé avec moi il déciderait que j'étais normale et me laisserait tranquille. Mais je commençais à comprendre quelque chose à propos de la normalité. La normalité n'était pas normale. Elle ne pouvait pas l'être. Si la normalité était normale, personne ne s'en soucierait. On pourrait la laisser se manifester d'elle-même. Mais les gens – et particulièrement les médecins – avaient des doutes quant à la normalité. Ils n'étaient pas sûrs que la normalité fût à la hauteur de sa tâche. Ils se sentaient donc enclins à lui donner un coup de pouce.