Les derniers soldats du roi de
Eugenio Corti
Le 17 arrivèrent pour nous relever des détachements polonais de la Cinquième division Kresowa, reconnaissables à leur insigne, la sirène brandissant une épée. Vu que les parachutistes, comme d'habitude, n'avaient pas assez de camions pour le transport, les Polonais en déchargèrent plusieurs des leurs, et les mirent à leur disposition dans un esprit de fraternité.
Nous savions qu'à ce moment-là ils étaient angoissés par une nouvelle tragédie inhumaine qui se déroulait à Varsovie. En effet, quand à la fin de juillet les Soviétiques étaient arrivés aux faubourgs est de la ville, l'armée des partisans polonais, qu'ils avaient plusieurs fois appelée à l'insurrection, s'était insurgée. Alors les Soviétiques s'étaient arrêtés, et maintenant ils attendaient sans bouger que les insurgés - qui étaient férocement anti-allemands, mais certainement pas communistes - soient anéantis jusqu'au dernier par les Allemands. (Pour la seconde fois, et d'une manière encore plus sanglante que la première, communistes et nazis - bien qu'ennemis mortels - se trouvaient d'accord pour écraser la Pologne, c'est-à-dire un peuple résolu à ne pas perdre sa liberté.) Depuis plusieurs semaines on se battait dans la ville avec un désespoir silencieux. Au début, l'aviation anglaise et celle des Américains avaient lancé des munitions aux insurgés, puis les vols avaient cessé parce que l'état-major soviétique avait interdit aux avions de faire escale à l'intérieur de ses lignes. Maintenante les aviateurs polonais continuaient tout seuls essayant de voler sans escale. Bien souvent ils n'y arrivaient pas : on disait que pour cette raison l'état-major leur interdisait rigoureusement de partir mais que les Polonais refusaient de se plier à cette interdiction.
Ils continuaient donc à partir, les pilotes polonais : une fois en l'air, nul ne savait s'ils volaient le visage durci, ou s'ils pleuraient silencieusement, ou s'ils criaient leur désespoir dans le grondement des quadrimoteurs. Il devait en être de leurs avions comme des oiseaux qui volettent désespérément autour de leur nid assailli par des prédateurs tellement plus forts qu'eux : à la fin ils ne se soutiennent plus en l'air et vont s'abattre au sol, et leur irrépressible douleur cesse brutalement avec leur vie sans mémoire. En quelques semaines, toute l"aviation lourde polonaise allait tomber de cette façon ; à la fin, nous apprendrions qu'il n'existait plus d’aviation lourde polonaise. Les insurgés, après soixante jours de lutte, furent exterminés, le reste de la population déporté, Varsovie rasée sur quatre-vingt-cinq pour cent de sa superficie.
Au cours de la guerre, les hommes commirent bien des actes dont n'importe quelle espèce de bêtes aurait honte; d'autres furent plus sanglants, mais aucun, je crois, ne fut plus honteux que celui-ci.
+ Lire la suite