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Citation de Partemps


A corps perdu
On a trop souvent mis un accent quasi exclusif sur le caractère douloureux des premiers
écrits d'Antonin Artaud. Lui-même, il est vrai, a d'abord offert à la curiosité publique ce "roman
vécu" de la souffrance où il voulait que l'on perçoive "le cri même de la vie" et comme "la plainte
de la réalité" (I*, 40). Ses constantes références à l'authenticité et à la profondeur de son mal, sa
demande de reconnaissance et d'acceptation de la part de l'autre, ne doivent cependant pas
masquer l'envers de cette plainte, que l'on découvre dans les textes de l'extase et de la plénitude.
L'un des traits les plus étonnants de ces premiers écrits réside en effet dans ces constantes
ruptures de ton que l'on peut y lire, ces enchaînements abrupts qui font se succéder, à l'intérieur
parfois d'une même page, les accents de triomphe et les accès de désespoir. D'un côté donc, la
Correspondance avec Jacques Rivière, la douleur de celui qui souffre "d'une effroyable maladie
de l'esprit" (I*, 24), de l'autre la Lettre à la voyante et ses promesses de "l'imminence de vies
infinies" (I*, 130). D'un côté encore, l'exaltation d'Abélard fusionné au corps d'Héloïse et
jouissant enfin de son esprit: "Alors il se sent l'exaltation des racines, l'exaltation massive,
terrestre, et son pied sur le bloc de la terre tournante se sent la masse du firmament" (I*, 135); de
l'autre la douleur et la castration, le brutal arrachement au corps d'Héloïse. Double tonalité qui
traverse ces écrits et dont témoigne un des premiers poèmes intitulé précisément Extase :
Recherche épuisante du moi
Pénétration qui se dépasse
Ah! joindre le bûcher de glace
Avec l'esprit qui le pensa (I*, 235).
Le lecteur est ainsi constamment ballotté d'un extrême à l'autre; il oscille entre le trouble
qu'il éprouve face à un désespoir si profond37 et le vertige, l'étrange ivresse que l'on ressent à la
lecture des textes les plus exaltés, ceux où souffle une "respiration cosmique" (I**, 68). En ce
sens, les remarques de Jacques Rivière, l'un des premiers lecteurs d'Artaud, relevant dans les

37 "Ma sympathie pour vous est très grande", lui écrit Jacques Rivière qui, somme toute, ne le connaît que par un
bref entretien et l'échange de quelques lettres (I*, 37).
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poèmes du jeune écrivain des "étrangetés déconcertantes" ont valeur de diagnostic quant au
malaise éprouvé par tout lecteur face à une tension irrésolue entre exaltation et désespoir :
"... vous n'arrivez pas en général à une unité suffisante d'impression. Mais [...] cette
concentration de vos moyens vers un objet poétique simple ne vous est pas du tout interdite
par votre tempérament et [...] avec un peu de patience, même si ce ne doit être que par la
simple élimination des images ou des traits divergents, vous arriverez à écrire des poèmes
parfaitement cohérents et harmonieux" (I, 26; je souligne).
Artaud affirme qu'il existe un continuum qui chez lui s'est rompu entre le corps et l'esprit;
c'est cette rupture qui provoque ce qu'il appellera dans une lettre à Latrémolière de janvier 1945:
"ces abominables dédoublements de personnalité sur lesquels j'ai écrit la correspondance avec
Rivière" (XI, 13). Que ce continuum existe, que l'esprit puisse se corporiser, le corps se subtiliser
(pour reprendre une expression de Joyce) et le lien tranché entre les deux se renouer, il croit en
trouver la preuve dans ces expériences d'extases fulgurantes qu'il connaît pour les avoir vécues et
pas seulement sous l'emprise des drogues : il n'est d'autre coupure entre le corps et l'esprit,
affirme-t-il implicitement, que celle qu'instaure le Je de la pensée individuelle. Ce qu'il lui faut
dès lors retrouver c'est cette "cristallisation sourde et multiforme de la pensée", cette
"cristallisation immédiate et directe du moi" (I*, 53) où il voit le signe de l'existence du lien
continu entre corps et pensée. Il le répétera plus tard dans ses Messages révolutionnaires : "le
corps et l'esprit sont un seul mouvement". Parler de dualisme à propos de la pensée d'Artaud
comme on a parfois été tenté de le faire38, équivaut à mettre sur le même plan description d'un
symptôme et credo philosophique.
C'est au nom de cette continuité perdue qu'il lutte contre la rupture et le détachement: "Je ne
conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie. [...] Je souffre que l'Esprit ne soit pas dans la vie
et que la vie ne soit pas l'Esprit. [...] Je dis que l'Esprit et la vie communiquent à tous les degrés"
(I*, 49). Il suffirait de rendre un corps à sa pensée pour qu'il retrouve l'extase de la plénitude39 et
c'est ce qu'il demande finalement à Jacques Rivière: "Restituez à mon esprit le rassemblement de
ses forces, la cohésion qui lui manque, la constance de sa tension, la consistance de sa propre
substance" (I*, 29). Ce corps idéal qu'il réclame et qu'une existence littéraire pourrait lui
redonner40, ce corps intégral qui réunirait matière et pensée, c'est celui qui parfois réapparaît dans
une brève illumination; ainsi, sous le "bel oeil étale" de la voyante, cette femme dont rien ne le
sépare et qu'il sent, dit-il, beaucoup plus proche de lui que sa mère : "Jamais je ne me suis trouvé
si précis, si rejoint [...]. Ni jugé, ni me jugeant, entier sans rien faire, intégral sans m'y efforcer"
(I*, 128). Ce corps qu'il dit avoir perdu, il affleure parfois dans les rêves ou sous l'effet des
toxiques; c'est le "spasme flottant d'un corps libre et qui regagne ses origines" de L'Osselet toxique e (I**, 78); c'est le corps-paysage, ondoyant et sculpté d'aspérités de L'Art et la Mort:
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