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Citation de Partemps


"Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil [...].
L'air est suffisamment retourné. Et voici qu'il se dispose en cellules où pousse une
graine d'irréalité. [...] Toutes les cellules ne portent pas d'oeufs. Dans quelques-unes naît
une spire. Et dans l'air une spire plus grosse pend, mais comme souffrée déjà ou encore de
phosphore et enveloppée d'irréalité. Et cette spire a toute l'importance de la plus puissante
pensée" (I*, 60-61; j.s.).
Cette écriture spirante, hésitant entre inspiration et aspiration ("tantalisation" dit parfois
Artaud) que dessinent les premiers textes, on la retrouvera avec les théories théâtrales. Anticipons
un instant sur ces textes théâtraux pour retrouver la spire et la même volonté de tracer, dans
l'espace scénique cette fois, les signes d'une écriture transpersonnelle rythmant les pulsations d'un
immense corps archaïque, fantasmatiquement réincarné :
"[...] et de l'utilisation, j'oserai dire ondulatoire, de la scène, dont l'énorme spirale se
découvre plan par plan. / Les guerriers entrent dans la forêt mentale avec des roulements de
peur; un immense tressaillement, une volumineuse rotation comme magnétique s'empare
d'eux, où l'on sent que se précipitent des météores animaux ou minéraux" (IV, 64; j.s.).
ANTI-PORTRAIT DE L'ARTISTE
Dissoudre le Je de l'identité subjective, sujet aux dédoublements et aux ruptures, en
rendant poreuses les frontières du moi, telle est la seconde stratégie d'écriture qu'Artaud explore
dans ses premiers textes. Dialogues imaginaires ou théâtre mental, ils mettent en jeu une
dramaturgie qui convoque sur la scène psychique divers personnages, réels ou mythiques.
Représentations d'un dialogue avec soi qui passe par la mise en scène d'un alter ego, nombreux
sont les premiers textes d'Artaud qui portent la trace d'adresses à un interlocuteur, qu'il s'agisse de
lettres (ainsi l'inaugurale et fameuse Correspondance avec Jacques Rivière), de manifestes ou de
ce qu'il nomme ses "drames mentaux".
On retrouve ici le thème du dédoublement qu'introduit dans le sujet l'exercice de la
pensée. Le "Je me pense", voire le "je me pense pensant" s'écartèle chez lui en rupture intérieure,
en "je m'assiste, j'assiste à Antonin Artaud" (I*,98). Cette question de la réflexivité qui structure
la pensée identitaire et la rupture qu'elle génère entre Je et moi, entre moi et moi-même, Artaud
l'aborde par le biais de ce qu'il appelle un poème mental : "Paolo Uccello est en train de penser à
soi-même, à soi-même et à l'amour. Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que l'Esprit? Qu'est-ce que
Moi-même?" (I**, 9). On sait qu'il rédigea trois versions successives de ce texte, Paul les Oiseaux
ou la Place de l'Amour, dont deux seulement subsistent. Il y aborde le thème de la recherche d'un
espace psychique où la pensée puisse se déployer; "quand je me pense, dit-il ailleurs, ma pensée
se cherche dans l'éther d'un nouvel espace" (I*, 119). De même qu'il voit en Paul Klee un "peintre
mental" capable de proposer dans ses toiles des "synthèses mentales conçues comme des
architectures" (I*, 240), c'est aussi l'architecture, le tissu de son esprit vu comme en coupe et
verticalement qu'il cherche à matérialiser; et avec lui l'entrecroisement dans l'espace de ses
pensées personnifiées et représentées sur scène.
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Premières théâtralisations psychiques dans l'œuvre d'Artaud, ces textes opèrent une
difficile dramatisation qui tente de faire jouer, au sens articulatoire du terme, les dédoublements
de son esprit. Assister à soi et le mettre en scène pour se démultiplier dans l'espace à l'infini d'un
jeu de miroirs qui diffractent toute identité, tel est le programme de ce "drame de théâtre" : "Je
suis comme un personnage de théâtre qui aurait le pouvoir de se considérer lui-même et d'être
tantôt abstraction pure et simple création de l'esprit, et tantôt inventeur et animateur de cette
créature d'esprit. Il aurait alors tout en vivant la faculté de nier son existence" (I**, 12). Le texte
met en scène des artistes florentins du Quattrocento : le peintre Paolo Uccello, le sculpteur
Donatello, l'architecte Brunelleschi et, outre Selvaggia, la femme imaginaire de Paul les Oiseaux,
une dernière instance qui se dit "Moi" tout en étant à la fois soi et tous les autres, une sorte de
Moi intersubjectif, au croisement de toutes les identités. Car Paolo Uccello lui-même se dédouble
: "Il est tantôt le contenant, tantôt le contenu. Il est ACTUEL, je veux dire actuel à nous, hommes
de 1924, et il est lui-même. Il est Paolo Uccello, et il est son mythe, et il se fait PAUL LES
OISEAUX" (I**, 9).
Or, le lecteur est lui aussi entraîné au fil du texte dans le flottement des identités d'ArtaudUccello-Brunelleschi et des autres, dans ce va-et-vient entre Je et Il, entre Il et Moi, dont les
instances se modifient, glissent l'une sur l'autre et s'échangent selon que l'on est à l'intérieur ou à
l'extérieur de la pensée d'Uccello : "Et donc il se bâtit son histoire, et peu à peu il se détache de
lui. [...] Il est Paul les Oiseaux. [...] Mais ici ses idées se confondent. Je suis à la fenêtre et je
fume. C'est moi maintenant Paul les Oiseaux" (I**, 10). Ou encore, plus loin et c'est d'abord
Uccello qui parle, mais aussi bien Artaud :
"Je ne me pense pas vivant. Je suis tel qu'on m'a fabriqué, voilà tout. / Et cependant
c'est lui qui se fabrique. D'ailleurs vous allez voir. Il continue :
Oui, Brunelleschi, c'est moi qui pense. Tu parles en ce moment en moi-même. Tu es
tel que je te veux bien" (I**, 11).
Ce drame mental qu'Artaud met en scène dans l'écriture mêle des représentations concrètes
et abstraites, corporelles et psychiques; comme Uccello qui, dans le récit de Schwob dont s'est
inspiré Artaud, cherche la transmutation des formes complexes et contradictoires du réel en une
seule ligne idéale74, il cherche à tracer dans l'espace psychique la ligne imperceptible et subtile de
sa pensée: "Je touche à la ligne impalpable. POEME MENTAL". Il s'agit, comme dans une
topographie imaginaire, de "la place de l'amour" ("Où est la place de l'amour?" demande UccelloArtaud) et pourtant, l'amour n'a ni place ni réalité : impalpable, impensable ("c'est vrai que je ne
pense pas à l'amour"). Il en va de l'amour comme de l'esprit d'Uccello : à la fois incarné dans des
personnages qui sont des projections de lui-même et désincarné, faisant jouer les articulations du
dehors et du dedans, du contenu et du contenant, alternativement, "sans aucun lieu de l'espace où
marquer la place de son esprit" (I**, 9; j.s.).
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