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Citation de Partemps


Apparemment donc, on est ici très loin d’Artaud et de sa conception d’un écran de
cinéma comme chair tactile où se projettent nos rêves. Artaud, il est vrai, à très tôt rompu
avec l’idéal communiste de Breton et des surréalistes. « Sans méconnaître les avantages de la
suggestion collective, écrivait-il un peu perfidement en 1927, je crois que la Révolution
véritable est affaire d’individu. L’impondérable exige un recueillement qui ne se rencontre
guère que dans les limbes de l’âme individuelle. Pour moi, négligeant toute tentative
commune, je m’enfonce à la recherche de la magie que je me suis faite, dans une solitude sans
compromis19 ». De quoi s’agit-il finalement pour lui, au cinéma ? De la matérialisation, sur
l’écran comme sur la scène, de l’invisible. Au cinéma comme au théâtre c’est de chair qu’il
s’agit. « Si profond que l’on creuse dans l’esprit, écrit-il à l’époque de sa rupture avec Breton,
on trouve à l’origine de toute émotion, même intellectuelle, une sensation affective d’ordre
nerveux […], quelque chose de substantiel, […] une certaine vibration20 ». C’était le même
principe qu’énonçait déjà sa « théorie de la Chair » dans l’Ombilic des Limbes. Qu’est-ce que
la Chair ? Un corps subtil en instance d’incarnation. Proche de ce rapport en chiasme que
Merleau-Ponty, lecteur d’Artaud, théorisera dans le Visible et l’Invisible, la Chair est un
double de matière et d’esprit, d’organique et de spirituel. Dans « Position de la Chair » en
1925, Artaud écrit :
« Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C’est
cela, moi que j’appelle la Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à
chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair21 ».
Dans ses textes des années 25, la Chair désigne un milieu fondamental réinventant
l’archaïque, pré ou post-identitaire (« pré-égologique », dira Merleau-Ponty), où matière et
intellect se mêlent. C’est une masse traversée par de l’énergie, du corps à la fois solide et

19 « Point final », op. cit., Quarto p. 241.
20 « Cinéma et réalité », op. cit., Quarto p. 247.
21 « Position de la Chair », Quarto p. 146.
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subtil, une matière impulsive et vibrante où s’enracine la substance pensante : « J’imagine un
système où tout l’homme participerait, l’homme avec sa chair physique et les hauteurs, la
projection intellectuelle de son esprit22 ». Or l'écran de cinéma pour Artaud est très
exactement cela : une peau-membrane vibratile, une surface tactile à la fois proche et
lointaine, espace de projection et de contact. Au cinéma, écrit-il, « toute une substance
insensible prend corps, cherche à atteindre la lumière. Le cinéma nous rapproche de cette
substance-là ». On n’est pas loin ici de ce que l’historien d’art Henri Focillon tente lui aussi
de saisir de cette mystérieuse « vie des formes » qui grouille et vibre en-deçà des images
stratifiées de la représentation. Dans l’espace-milieu qu’il analyse, celui par exemple de l’art
baroque, la forme est d’abord vie mobile : « L’épiderme n’est plus une enveloppe murale
exactement tendue, il tressaille sous la poussée de reliefs internes qui tentent d’envahir
l’espace et de jouer à la lumière et qui sont comme l’évidence d’une masse travaillée dans sa
profondeur par des mouvements cachés23 ». La toile, l’écran de cinéma est bien, pour Artaud,
cette matière vivante en-deçà et au-delà de la surface réelle et fixée sur laquelle le film est
projeté. L’espace paradoxal qu’instaure la salle de cinéma est « cet espace virtuel, absolu que
l'écran étend devant nous. [...] notre oeil voit ailleurs que dans la salle ce qui se passe sur
l'écran24 ». On comprend mieux alors son opposition à un cinéma parlant où le haut-parleur
localise dans la salle ce que l'on entend, et où l'effet de réel produit par le son, restreint en le
matérialisant ce que l’œil, en le rendant virtuel, démultipliait. Quatre ans après cette apologie
du cinéma, il en écrira finalement l'éloge funèbre que l’on sait :
« Le monde cinématographique est un monde mort, illusoire et tronçonné. Outre qu’il
n’entoure pas les choses, qu’il n’entre pas au centre de la vie, des formes il ne retient
que l'épiderme et ce qu’en peut rejoindre un angle visuel fort restreint, il interdit tout
ressassement et toute répétition, ce qui est une des conditions majeures de l’action
magique, du déchirement de la sensibilité. On ne refait pas la vie. Des ondes vivantes,
inscrites dans un nombre de vibrations à jamais fixé, sont des ondes désormais mortes.
Le monde du cinéma est un monde clos, sans relation avec l'existence25 ».
Artaud, on le voit, déplace (sans la connaître) la problématique de Benjamin. Le
cinéma n’était pas pour lui un art de la reproduction mécanisée, de la « reproductibilité
technique ». C’était un art de la répétition. De même qu’au théâtre il cherchait à instaurer
directement sur l’espace de la scène ce qu’il appelait la « diction », c’est-à-dire cette force
répétitive qui imprègne le discours et déstabilise l’ordre linéaire26 – vibration, rythme –, de
même au cinéma. Ce qu’Artaud cherche constamment à expérimenter au théâtre, c’est ce qu’il
appelle « l’efficacité envoûtante » des répétitions incantatoires (phonèmes, bruits, sonorités),
les « répétitions rythmiques de syllabes, [les] modulations particulières de la voix enrobant le
sens précis des mots27 ». Bien loin qu’Artaud ait voulu au théâtre « effacer la répétition en
général » comme l’a cru Jacques Derrida28, il a tout au contraire, et dans tous ses textes, mis

22 Ibid.
23 Henri Focillon, Vie des formes (1943), PUF, collection Quadrige, p. 39.
24 Lettre d’Antonin Artaud à Yvonne Allendy le 26 mars 1929, Quarto p. 304.
25 « La vieillesse précoce du cinéma », op. cit., Quarto p. 382-383 ; je souligne.
26 Sur le théâtre artaudien comme art de la répétition et le rôle de la « diction » (discorps et dictame), je renvoie à
ce que j’ai développé dans Artaud / Joyce, le corps et le texte, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1996, p. 99-
102.
27 Le Théâtre et son Double, Quarto p. 579
28 L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 361. « Ici nous touchons, écrit Derrida, à ce qui paraît être l’essence
profonde du projet d’Artaud, sa décision historico-métaphysique. […] La répétition était pour lui le mal […]. La
répétiton sépare d’elle-même la force, la présence, la vie ». C’est la limite de l’interprétation de Derrida que de
lire Artaud depuis l’horizon de la présence « pure » et de la métaphysique, pour finir en boucle par postuler chez
9
l’accent sur sa force magique d’envoûtement et de contagion.
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