Sienne ne savait que répondre. Depuis leur fuite, ses certitudes s'étaient écroulées comme un château de cartes. Face à un monde si différent, ses schémas éclataient. (...) Sans guide, sans garde fou, il lui fallait tout réinventer. A présent elle marchait à découvert, comme tous ceux qui acceptent de penser.
Après tout, l'intelligence de ses sujets n'est-elle pas l'un des meilleurs savoir-faire d'un souverain ? L'art du politique en passe par là, et Machiavel, son philosophe favori, lui avait simplement appris à rationaliser des stratégies que ses ancêtres avaient instinctivement ourdies depuis des siècles.
de la catastrophe, et son inquiétude s’en trouvait décuplée. Chaque matin, comme une ville en cendres, des pans entiers du passé calcinés dans la nuit se trouvaient effacés. Le creuset du temps se vidait des bons et des mauvais moments, des noms, des lieux qu’elle avait toujours connus. Chaque jour, des nuages de brume voilaient un peu plus le passé, mais aussi le présent, et cette perte s’accompagnait d’une horrible lucidité. Malgré tous ses efforts, elle en était consciente, son entourage commençait à s’en apercevoir et leurs regards d’inquiétude, d’impuissance, la soumettaient à la torture. Seules ses émotions les plus fortes, gravées dans sa chair, demeuraient intactes. Jamais ensevelis les drames de la guerre, les morts, ni les naissances, l’amour avec Albert.
Il avait farfouillé un bon moment dans son antre avec force fracas et jurons, puis était reparu, noir de suie et de poussière. Enfin, il avait fièrement déposé ses trouvailles sur le trottoir pour les faire admirer à Bohor.
La vie, longue ou courte, vaut toujours la peine, tu le sais aussi bien que moi. Voir le jour se lever, se chauffer au soleil, le plaisir des belles choses, l’amitié, l’amour…, s’enflamma la nouvelle venue.
Je suis l’émigré et l’étranger,
Qui se souvient de moi ?
Je languis après l’ami,
En moi, brûle un volcan.
Cette séparation est si douloureuse
Seul Dieu peut comprendre ma souffrance…
Bohor, il s'appelait Bohor. Ici en France, on l'appelait Robert. J'étais là, dans sa maison, assise dans une bergère ancienne, et j'observais sans voix son univers se déliter peu à peu.
Quelle incroyable traversée, ce demi-siècle,à ses côtés ! Ils avaient tant échangé sur la marche du monde. Curieux de tout et sans cesse en éveil, le flot de leurs pensées allant de l’un à l’autre. Nourris de leur mémoire de sentinelles, ils déchiffraient l’Histoire. Deux phares dans le brouillard, capables de percer l’épaisseur du présent pour mieux anticiper les frissons de la terre. Un couple, une union sacrée que nul n’était apte à comprendre, et surtout pas ses fils.
Et son incompétence ! Non seulement les diplômes n’ont jamais soigné personne, mais encore ils permettent d’assassiner avec la bénédiction générale ! Quant à l’allopathie… Il n’est pas né, celui qui m’obligera à ingurgiter leurs saletés. On te soigne d’un côté pour t’abîmer de l’autre ! Une escroquerie générale uniquement dans le but de faire travailler les laboratoires.
Devenir les parents des parents, quel mélange de transgressions rêvées et de chagrins redoutés ! Prendre la place de ceux qui, jadis, brillaient de tous leurs feux, quels toute-puissance et désastre mêlés. À soixante ans passés, les vieux gamins aux paupières fripées se retrouvaient en première ligne. À eux, désormais, de trancher, quitte à devenir « les méchants ».