Citations de Evgueni Zamiatine (377)
Nous voici arrêtés devant un miroir. À ce moment, je ne vois que ses yeux. Une idée me vient : l’homme est fabriqué de façon aussi absurde que ces “appartements” – la tête humaine n’est pas transparente, et elle n’a que deux petites ouvertures : les yeux.
Il fait jour. Un jour clair. Pression 760. Est-ce bien moi, D-503, qui ai rédigé ces deux cents pages? Est-ce possible que j'aie ressenti tout cela, ou imaginé que je le ressentais ?
J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre bien des choses incroyables sur les temps où les gens vivaient encore à l’état libre, c’est-à-dire inorganisé, sauvage. Mais ce qui m’est toujours apparu le plus incroyable, c’est ceci : comment le pouvoir d’alors – même embryonnaire – a-t-il pu admettre que les gens vivent sans l’équivalent de nos Tables, sans les promenades obligatoires, sans aucune régulation des heures de repas, qu’ils aient pu se lever et se coucher quand bon leur semblait ? Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures.
Je reste seul. D'elle - il ne me reste que ce parfum à peine perceptible, qui ressemble à la poussière sucrée, sèche, jaune que secrètent certaines fleurs, derrière la Muraille. Et aussi : ces questions - comme de petits crochets, profondément enfoncés en moi - on dirait les hameçons qu'utilisaient les anciens pour prendre les poissons (Musée antéhistorique).
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J’entrai dans un couloir où régnait un silence de mille kilos. Sous les voûtes rondes, une petite lampe brûlait, point tremblotant et scintillant sans cesse. Ce couloir ressemblait un peu aux tunnels de nos chemins de fer souterrains par lesquels, paraît-il, on se sauvait au temps de la Guerre de deux Cents ans…
Ainsi, par exemple- qu'on dépôse une goutte d'acide sur l'idée de "droit". Même chez les anciens-les plus adultes le savaient: la source du droit, c'est la force-le droit est fonction de la force.
Vous êtes au courant? On a, paraît-il inventé une nouvelle opération-on vous enlève l'imagination. [...]parce que je sais moi, l'imagination, j'en ai- que je suis malade. Et je sais autre chose-je ne veux pas guérir.
On ne peut aimer que ce qui vous résiste.
Je marche - au même pas que tous–et pourtant séparé des autres. Je tremble encore tout entier des émotions éprouvées, comme un pont sur lequel vient de passer en grondant un ancien train de fer. J’ai la sensation de moi-même. Mais seuls ont la sensation d’eux mêmes, la conscience de leur individualité–l’œil qui a reçu une poussière, le doigt enflé, la dent malade : un œil, une dent, un doigt sain–c’est comme s’ils n’existaient pas. N’est-ce pas clair que la conscience individuelle n’est qu’une maladie–rien d’autre ?
"Ah ! que la nuit arrive, vite..."
Et elle menace au loin, elle a déployé son étendard noir. Les derniers rayons ont tressailli, effrayés, ils se sont injectés de sang, ils ont chu dans l'abîme. Les ténèbres ont bondi gaiement de là-bas, les ombres filent à droite et à gauche, et, derrière elles, accourt la terreur.
Un cauchemar noir.
La tempête s'est accrochée aux barreaux, elle martèle la fenêtre, elle sanglote dans les ténèbres froides.
En bas, sous lui, sous ses pieds, quelqu'un marche. Il s'agite des nuits entières - de-ci de-là - sans fin.
"Pourquoi ne dort-il jamais ?"
L'obscurité tressaille, chuchote une idée effrayante.
"Peut-être est-il déjà fou pour s'agiter là-bas ?"
Il y a plusieurs jours que je n’ai rien écrit. Combien, je ne sais pas : tous les jours n’en font qu’un. Tous – de la même couleur – jaune -, comme du sable séché, surchauffé, et pas une parcelle d’ombre, pas une goutte d’eau, le sable jaune à l‘infini.
- Oui, c’est vrai, je crois que je suis malade, me suis-je écrié tout content (contradiction absolument incompréhensible : quelle raison avais-je d’être content ?).
- Alors vous devez consulter immédiatement. Vous le savez : vous avez le devoir d’être en bonne santé- inutile de vous l’expliquer.
La liberté et le crime sont aussi étroitement liés que … disons, le mouvement d’un aéronef et sa vitesse. Si sa vitesse = 0, il ne bouge pas ; si la liberté de l’homme = 0, l’homme ne commet pas de crimes. C’est clair. Le seul moyen de libérer l’homme du crime, c’est de le priver de liberté.
Mais n’est-ce pas clair : la félicité et l’envie – ce sont le numérateur et le dénominateur de la fraction que l’on nomme bonheur. Et à quoi bon les innombrables victimes de la guerre de Deux Cent Ans, s’il était resté dans notre vie une raison d’envier ?[…]
Il est naturel que, ayant vaincu la Faim (ce qui, en algèbre, égale la somme des biens matériels), l’Etat Unitaire ait porté ses attaques contre l‘autre seigneur et maître du monde, l’Amour. Lui aussi a fini par être vaincu, ce qui veut dire organisé, mathématisé, et voici trois cent ans environ a été proclamée notre historique Lex sexualis : « Tout Numéro a droit – en tant que bien sexuel – à tout autre Numéro ».
Ensuite – ensuite, c’est purement technique. On commence par vous étudier à fond dans les laboratoires du Bureau sexuel, on détermine précisément la teneur de votre sang en hormones sexuelles, et, en fonction de cela, on élabore pour vous le Calendrier de vos jours sexuels. Ensuite vous faites une déclaration selon quoi vous souhaitez, pour ces jours-là disposer du Numéro tant (ou des Numéros tant), et l’on vous délivre un carnet à souche (de couleur rose). Voilà tout.
C’est clair : il n’y a plus le moindre prétexte à l’envie, le dénominateur de la fraction est égal à zéro, la fraction tend vers un infini merveilleux. Et ce qui pour nos ancêtres était source de stupides tragédies devient, chez nous, une fonction harmonieuse, agréable et utile de l’organisme, au même titre que le sommeil, le travail physique, l’alimentation, l’excrétion, et ainsi de suite.
Je reste seul. Le soir. Une brume légère. Le ciel est voilé d’une fine étoffe de lait et d’or – ah, seulement savoir : qu’y a-t-il là-bas - là-haut ? Et savoir : qui suis-je – que suis-je – moi ?
Entre nos murs transparents, comme tissés d’air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher les uns aux autres.
Nous avons tous (vous aussi peut-être), dans notre enfance, à l’école, étudié le plus grands des monuments de littérature ancienne qui nous soit parvenu – l’Indicateur des chemins de fer.
Cette femme avait produit sur moi un effet aussi désagréable qu’un nombre irrationnel qui se serait glissé dans une équation.
«Il y a une lettre pour vous, oui, cher ami, vous avez reçu une lettre.»
Je savais qu'elle avait lu cette lettre, qui devait encore passer par le Bureau des Gardiens (après tout, il est inutile d'expliquer cette chose fort naturelle) [...]
Note 10
Il m'était pénible de rester avec moi-même, ou plutôt avec ce nouvel homme, cet inconnu qui par un hasard étrange, avait le même numéro que moi : D-503.
Note 8