« Est-ce le genre d’images qui revient hanter ? » Le télescopage mémoriel de l’ordinaire et du sensé au moment de plonger pour la dernière fois. Fabuleux.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/02/01/note-de-lecture-tombant-fabien-clouette/
Un été en bord de mer, le drame. Quatre jeunes adultes du coin, ensemble en voiture pour une plongée subaquatique bien méritée, manquent un virage et sont précipités du haut de la falaise. Tandis que le véhicule sombre dans l’abîme de plusieurs dizaines de mètres de profondeur, l’un d’eux, qui n’est peut-être déjà plus vivant, mais n’est ni mort sur le coup ni ayant pu s’extraire de justesse par une fenêtre fracassée de l’habitacle, est pris de cette mythique poussée mémorielle des derniers instants, sous une forme néanmoins redoutablement inhabituelle : « Tombant ».
Il ne s’agit pas ici du brutal et célèbre flash-back qui constituait « Les choses de la vie » chez Claude Sautet (que Laurent Banitz avait déjà si magnifiquement transfiguré dans son « Un âne plane » en 2015), mais bien d’une reconstruction extrêmement élaborée – sans aucun reniement de son innocence primordiale – des tenants et aboutissants d’un été ordinaire (supposant de parvenir à reconstituer ce qui fait le banal, le quotidien et le résolument autre), en assemblant les bribes apparemment insensées, ou au contraire beaucoup trop riches de sens (et l’on songera sûrement alors à la Caroline Hoctan de « Dans l’existence de cette vie-là »), qui l’ont jalonné.
Formidable narrateur omniscient disposant de quelques minutes seulement, qu’il peut toutefois subjectivement étirer à l’infini si nécessaire, lui nous raconte donc l’été passé et ce qui l’a précédé lorsque c’est pertinent (pour lui). Extraordinaire flux de conscience qu’il tente pourtant drôlement d’organiser, en limitant les coqs-à-l’âne à l’inévitable rappel du présent en cours de noyade. Son amie d’enfance Stella, star locale du football, sa sœur V., devenue monitrice de plongée après un bref passage par l’armée, et dont il est – sans peut-être en prononcer les mots – très vite tombé amoureux, l’espagnole Isabella, footballeuse de passage d’un petit tournoi international, devenue l’amoureuse à son tour de l’ami Cosmos, pêcheur tout juste disparu en mer, ou même Ponce, le collectionneur de téléviseurs hantise des villas vides, deviennent ainsi les piliers temporaires et solides d’une remémoration active, celle d’un univers à la fois simple et puissamment ramifié, que l’on pourra largement supposer être celui des côtes bretonnes de la Manche, là où les activités touristiques (en y incluant l’atmosphère étrange s’installant volontiers hors de l’été étendu, chère au Sylvain Coher de « Hors saison » et de « Nord-Nord-Ouest ») et les activités halieutiques traditionnelles s’entrechoquent doucement (le sort tragique et mystérieux du chalutier Bugaled Breizh , subitement tombé au fond en 2004 demeure ici un réel traumatisme), et là où les effets tardifs d’une décentralisation et d’un désamour vis-à-vis des grandes villes viennent inscrire dans le quotidien travaillé toute sorte de jobs jadis improbables ici.
Triturant les éléments de vie matérielle, de survie et de subsistance qui constituaient déjà l’essence du « Journal d’un manœuvre » de Thierry Metz ou des « Feuillets d’usine » de Joseph Ponthus, en les passant au prisme du songe, de la rêverie et paradoxalement de l’extrême précision indispensable à la plongée en eau déjà profonde (à l’image des plongeurs de port qui rôdaient à l’arrière-plan de « Quelques rides », son deuxième roman en 2015, et des plongeurs de combat qui jouaient eux un rôle essentiel dans « Le bal des ardents », son troisième en 2016), Fabien Clouette construit ici avec plus de détermination que jamais une littérature poétique de combat, particulièrement emblématique du travail aux éditions de l’Ogre, où ce « Tombant » a été publié en janvier 2022.
Artiste des motifs troublants et judicieux (de l’aquarium local provisoirement transformé en annexe de commissariat, à nettoyer et racler chaque nuit, après l’incendie de celui-ci, aux nombreux et indispensables rituels de sécurité de la plongée sous-marine, soin maniaque et salvateur du matériel comme respect minutieux des paliers de décompression), il nous offre dans le jeu de ces protagonistes en partance pour le fond – ou y échappant de justesse -, entre scansion du travail manuel très matériel et échafaudages vagabonds d’une production intellectuelle et poétique qui demeure le plus souvent rêvée, une formidable tentative d’appréhension d’un assemblage possible de réponses à la question souveraine : qu’est-ce que la vie réelle ? Et les échos de ces réponses liquides nous hanteront longtemps après avoir refermé ce livre.
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