Dans les petits papiers de...Fabrice Vigne
La Charte 2015
"Écrire l'histoire, comme dans un livre ? je lui demande.
— Oui, comme un livre, si tu veux. Sauf que tu pourras arrêter si tu en as assez."
Je trouve ça louche comme réponse. Ça voudrais dire que normalement, ceux qui écrivent des livres n'ont pas le droit de s’arrêter, même quand ils en ont marre. Ça voudrais dire qu'ils sont exactement dans la même situation que nous quand on doit lire leurs livres en entier pour faire plaisir à la prof, même si dès la page huit on sait qu'on n’arrivera pas à s’intéresser à ce qui arrive aux personnages. Ça voudrais dire que, si eux et nous on s'emmerde pareil sur les livres, il vaudrait mieux ne pas les écrire. Ce n'est pas comme ça que Monsieur Bernadini va me donner envie de raconter l’histoire.
Et c'est ainsi que l'harmonie mondiale a étendu son noir manteau sur tout la surface de la terre.
L'homme naquit en même temps que son couteau. Alors, l'homme, conscient d'être plus dangereux grâce à son corps perfectionné, osa s'attaquer au renne, au boeuf musqué, ou au mammouth, il les chassa et revint vainqueur de la chasse, il découpa leur viande, il découpa leur cuir, il découpa leurs chairs et leurs os. Le premier homme dans un monde de singes était un prédateur et tranchait dans le vif. (p.5)
Je perds mes souvenirs aussi, et quand je ne les perds pas, ce qui les constitue disparaît de lui-même. Je viens d’évoquer l’ordinaire du régiment, et la cantine de l’usine. Ma caserne est rasée depuis longtemps, ils ont construit un cinéma sur l’emplacement. Mon usine est désaffectée elle aussi, mais sans rien qui la recouvre, elle reste là à pourrir debout, l’industrie papetière n’a plus besoin d’elle ni de ses ouvriers, le papier aujourd’hui on l’importe. Quant à ma maison, elle est désormais occupée par mon fils, mais elle est toujours là. Moi, je suis ici. Je ne suis plus dans ma maison, je suis dans la Maison.
Ils ne se regardent pas, mais sans le savoir ils regardent dans la même direction. Quatre yeux perdus dans le même coin corné d'une affiche punaisée sur le mur d'en face, une vieille affiche d'un vieux concert d'un vieux chanteur, une affiche datant du roi-du-disco. Tonton y était, à ce vieux concert, c'est un souvenir aux coins cornés.
Tonton commence à se balancer de gauche et de droite, mais il est difficile de savoir si c'est pour bercer Georges ou pour se bercer lui-même. Georges trouve que ça sent la cigarette, mais au moins, au creux de son tonton, il est au chaud (p.18)
Tous mes sens s'exaltaient et d'abord mon ouïe, qui n'était plus un outil professionnel mais un lien direct avec la vie, un cordon ombilical fiché dans l'oreille ; j'entendais des frôlements, des craquements, des clapotis, des plaintes et des rires, je devinais le mouvement d'un lièvre, d'une chouette, un renard peut-être, j'entendais la mélodie de quelques oiseaux du soir, solistes chacun son tour, qui la voix de dessus, qui le contre-chant, enfin j'entendais la basse continue du vent, souffle léger dans les feuilles et fondement du concert, mon homologue. (p.39/40)
Il lui aurait déclaré : " Qu'est-ce-que je peux faire pour toi ? ", agression qui a pris de court la pauvre femme, peu habituée à un tel comportement de la part de son garçon.
Aujourd'hui pourtant, je vous écris, et c'est en fin de compte la moindre des choses. Contact par les mots, au moins, et seulement. Puisque sans vous, n'est-ce pas, je n'aurais peut-être pas écrit du tout. Aussi simple que cela.
Je pense à vous, je pense à vos livres immenses et terribles, qui m'ont à jamais repeint un certain reflet dans l’œil, et vos phrases me remontent à la surface, déformées comme un bâton brisé."(p.10)
Quoi ?
Tu trouvais que ça commençait bien mon histoire mais là mes obsessions mes expériences c’est trop pour toi tu ne comprends plus le rapport ni où je veux en venir, tu croyais savoir de quoi je parlais et finalement tu ne sais plus ?
Ah…
Ça pardon mais que ça te serve de leçon si je peux me permettre. Tu croyais savoir où je t’emmenais mais le chaos te prend de court CQFD. Au fond si tu m’avais mieux écouté tu verrais que je n’ai pas du tout changé de sujet. Je te parle d’Edwin depuis le début. Je te parle du moment où le chaos nous a surpris, du moment où on a arrêté de sourire avec les histoires d’Edwin, je te parle de tristesse au bout.
OK attends pars pas, je m’en voudrais de briser le cercle, je reprends je reviens à l’histoire d’Edwin si t’aimes ni le chaos, ni les théories scientifiques, ni les sourires au ralenti t’as qu’à te dire que c’était juste un aparté pour apprentis mathématiciens, tu sautes le passage dans ta tête revenons à nos moutons à nos aigles augustes plutôt ouais.
Vous écrire cette lettre a-t-il un sens ? L'aurais-je écrite, vous aurais-je parlé, approché seulement, eussions-nous été contemporains ? Rien n'est moins sûr. Je vous l'avoue : vous ne m'êtes pas sympathique. Docteur. Ce sont les sympathiques que l'on souhaite aborder, avec qui l'on a envie de correspondre. Rien à voir, dans votre cas. (p.7)