Chacun a son propre chemin intérieur et chaque chemin intérieur est unique. Du jour où nous sommes venus à l'existence, de ce jour nous sommes dans un cheminement. Nous voyageons tous à chaque instant, à chaque souffle, chaque inspiration, chaque expiration.
Le travail spirituel ne devient possible que lorsqu'il nous est donné de renaître à la dimension intérieure que chacun porte en soi.
Rappelle-toi que tu n’es pas seul au monde. Tu dépends de mille créatures qui font le tissu de ta vie.
La Loi divine (Sharî'a) n'est pas seulement un aspect formel de la révélation divine, elle en est aussi le cœur ; ce n'est pas une loi que chacun est tenu d'appliquer, comme s'il s'agissait des principes par devoir ou commandement. En effet, au fur et à mesure que nous pénétrons dans la voie, après avoir passé la porte de la Sharî'a, cette dernière revêt des significations qui peuvent confiner au plus haut degré de subtilité. Elle nous sert en fait de protection et nous guide.

L’âme du mystique, nous enseigne Rûmi, est semblable à Marie : « Si ton âme est assez pure et assez pleine d’amour, elle devient comme Marie : elle engendre le Messie. » Et al-Hallâj évoque lui aussi cette idée : « Nos consciences sont une seule Vierge où seul l’Esprit de Vérité peut pénétrer. » Dans ce contexte, Jésus symbolise alors la fine pointe de l’Esprit présente dans l’âme humaine : « Notre corps est pareil à Marie : chacun de nous a un Jésus en lui, mais tant que les douleurs de l’enfantement ne se manifestent pas en nous, notre Jésus ne naît pas. » Cette quête essentielle est comparable aux souffrances de Marie qui la conduisirent sous le palmier : « J’ai dit : “O mon cœur, recherche le Miroir universel, va vers la Mer, car tu n’atteindras pas ton but par la seule rivière !” Dans cette quête, Ton serviteur est arrivé enfin sur les lieux de Ta demeure comme les douleurs de l’enfantement conduisirent Marie vers le palmier. »
De même que le Souffle de l’Esprit saint, insufflé en Marie, lui a fait concevoir l’Esprit saint, ainsi lors que la Parole de Dieu (kalâm al-haqq) pénètre dans le cœur de quelqu’un et que l’Inspiration divine purifie et emplit son cœur et son âme, sa nature devient telle qu’alors est produit en lui un enfant spirituel (walad ma’nawî) ayant le souffle de Jésus qui ressuscite les morts. « L’être humain, est-il dit dans le Walad-Nama, doit naître deux fois : une fois de sa mère, une autre à partir de son propre corps et de sa propre existence. Le corps est comme un œuf : l’essence de l’homme doit devenir dans cet œuf un oiseau, grâce à la chaleur de l’Amour ; alors, il échappera à son corps et s’envolera dans le Monde éternel de l’âme, au-delà de l’espace. » Et Sultan Walad ajoute : « Si l’oiseau de la foi (imân) ne naît pas en l’Homme au cours de son existence, cette vie terrestre est alors comparable à une fausse couche. » L’âme, dans la prison du corps, est ankylosée comme l’embryon dans le sein maternel, et elle attend sa délivrance. Celle-ci arrivera lorsque le « germe » aura mûri, grâce à une descente en soi, à une prise de conscience douloureuse : « La douleur naîtra de ce regard jeté à l’intérieur de soi-même, et cette souffrance fait passer au-delà du voile. Tant que les mères ne sont pas prises des douleurs de l’enfantement, l’enfant n’a pas la possibilité de naître [...] Ma mère, c’est-à-dire ma nature [mon corps], par ses douleurs d’agonie, donne naissance à l’Esprit... Si les douleurs lors de la venue de l’enfant sont pénibles pour la femme enceinte, par contre, pour l’embryon, il s’agit de l’ouverture de sa prison. » (pp. 117-118)

Les soufis ont souvent eu à traiter le point de savoir lequel de l’amour ou de la connaissance était supérieur à l’autre. Même si au cours de la progression initiatique ils considèrent que l’amour est la vertu spirituelle la plus noble, ils disent également qu’au plus haut niveau les deux notions se confondent ou encore donnent réciproquement naissance l’une à l’autre sans qu’il soit possible de parler de supériorité.
Les poèmes soufis symbolisent souvent l’Essence divine par le personnage de « Laïla » [la nuit, nom de jeune fille que les soufis ont choisi pour symboliser ainsi l’état de non-manifestation ('Amâ) de l’Essence divine] pour l’amour de laquelle « Majnün » (le fou) perd la raison. Laïla représente aussi la Beauté et l’Essence divine qui restent inaccessibles pour celui qui se trouve encore en deçà des frontières de son propre « Moi ». Chaque fois que « Majnün » frappe à la porte de Laïla, celle-ci demande : « Qui est-ce ? » et Majnün répond : « C’est moi. » La porte reste alors fermée jusqu’au jour où Majnün emporté par son amour répondit : « C’est toi. » La porte lui fut alors ouverte. C’est là l’allégorie bien connue de Jalalu-Ed-Din Rumîj qui ajoute : « L’amour est cette flamme qui, lorsqu’elle s’élève, brûle tout : Dieu seul reste. »
C’est le désir de s’unir au Bien-Aimé divin qui inspire au grand mystique Abû Yazîd Bistamï l’oraison suivante :
« Jusques à quand y aura-t-il entre Toi et moi le moi et le Toi ? Supprime entre nous mon “ moi ” ; fais qu’il devienne tout entier ton “ Toi ” et ne sois plus mon “ moi Mon Dieu, si je suis avec Toi, je vaux mieux que tous, et si je suis avec moi-même, je vaux moins que tous. Mon Dieu, l’exercice de la sainte pauvreté et la pratique des austérités m’ont fait parvenir jusqu’à Toi ; dans Ta générosité, Tu n’as pas voulu que mes peines fussent perdues. Mon Dieu, ce n’est pas l’ascétisme, la connaissance par cœur du Qurân et la science qu’il me faut ; mais donne-moi une part dans Tes secrets. Mon Dieu, je cherche mon refuge en Toi et c’est par Toi que j’arrive à Toi. Mon Dieu, si je T’aime, rien de moins étonnant, puisque je suis Ton serviteur, faible, impuissant, et nécessiteux ; ce qui est étrange, c’est que Tu m’aimes, Toi, qui es le Roi des rois ! Mon Dieu, actuellement je Te crains, et cependant je T’aime si passionnément ! Comment donc ne T’aimerais-je pas lorsque j’aurai reçu ma part de Ta miséricorde et que mon cœur sera libre de toute crainte ? »
Cet appel est déjà en soi une réponse, car aimer Dieu, c’est d’abord être aimé par Lui, comme le déclare la Parole coranique : « Il les aime et ils L’aiment » (Qurân, V, 54). (pp. 173-175)

Le Coran rapporte que Jésus a dit : « En vérité, je façonne pour vous avec de l’argile une forme d’oiseau. Je souffle dedans, et c’est un oiseau, avec la Permission de Dieu » (Coran III, 49). A propos de ce passage, Djalâl oud-Dîn Rûmi remarque : « Le mélange d’eau et d’argile, quand il fut nourri de l’haleine de Jésus, étendit des ailes et des plumes, devint “oiseau” et s’envola. Votre glorification [de Dieu] est une exhalaison de l’eau et de l’argile [de votre corps] : elle est devenue un oiseau du Paradis par l’insufflation en elle de la sincérité de votre cœur. » Selon plusieurs Traditions, les louanges et les prières des croyants ne deviennent-elles pas des oiseaux dans le Paradis ? C’est parce qu’il est le Souffle de Dieu que Jésus possède le pouvoir de faire de tels miracles. Voici le commentaire d’Ibn ‘Arabi : « Quand le Véridique dit : “Lorsque Je l’aurai façonné et que J’aurai soufflé en lui de Mon Esprit”, Il nous fait connaître que l’origine de la vie dans les formes des êtres amenés à l’existence est le Souffle divin. Ce Souffle est celui par lequel II fit vivifier et apparaître la foi. Il fut donné à Jésus la Science de ce Souffle divin et de ses relations. C’est ainsi qu’il soufflait dans les formes ensevelies au cimetière, ou dans la forme de l’oiseau qu’il façonna d’argile, et l’oiseau prenait vie par l’intermédiaire de la Permission divine circulant dans ce souffle et dans cet air. Sans la circulation de cette Permission (idhn) divine en elle, aucune forme n’aurait jamais pris vie. C’est du Souffle du Miséricordieux que vient la science de Jésus. C’est ainsi qu’il vivifiait les morts par son souffle, en atteignant les formes où il soufflait. »
On peut remarquer que la notion de « Permission divine » (idhn) est également centrale dans la trans mission du secret spirituel au sein des confréries soufies. Cette autorisation divine est un facteur indispensable pour que les pratiques spirituelles soient en mesure de « guérir » le disciple. Alors seulement peut s’opérer le miracle de la transformation intérieure du cheminant : « Un shaykh ne peut prétendre détenir un enseignement potentiel que s’il détient le secret spirituel (sirr) par le biais d’une autorisation (idhn). Chaque invocation (dhikr) possède, au sein de l’enseignement soufi, son autorisation particulière. Le fait qu’un maître détienne l’autorisation de transmettre l’invocation du Nom suprême, Allah, est un signe que ce maître a accédé à un haut degré de spiritualité. » (pp. 113-115)

L’éthique musulmane et soufie, bien que conférant à l’intellect la prééminence sur la raison, n’en a pas moins pour but idéal de mettre chaque chose à sa place dans un rapport que la doctrine soufie présente comme étant celui de la Haqiqah (vérité divine) et de la Shariah (loi religieuse extérieure).
La relation verticale qui avait prévalu pendant tout le Moyen Age islamique avait donc, lorsqu’elle était appliquée au domaine de la nature, tendance à ne pas prendre en considération les relations causales « horizontales » des éléments naturels entre eux, mais leur caractère spécifique, individuel dans sa relation avec une essence spirituelle.
Cette perception est difficilement réalisable pour des hommes d’un autre siècle et d’une autre culture.
H.A.R. Gibb écrit : « La mentalité arabe, qu’elle touche au monde extérieur ou aux opérations de la pensée, ne peut se libérer de son penchant invincible à envisager les événements concrets séparément et individuellement. »
A mon sens, voici l’un des facteurs principaux de ce « manque de sens de la loi » considéré par le professeur Mac Donald comme le « caractère distinctif de l’Oriental ».
Ce même auteur constate cependant plus loin « que les Arabes, et avec eux les musulmans en général, furent forcés de se méfier de tous les concepts universels abstraits ou a priori, tels que celui de la ‘’loi de la nature‘’ ou de la ‘’justice idéale‘’ ».
Ils les stigmatisèrent (non sans justesse) comme procédant du « dualisme » ou d’un « matérialisme fondé sur des modes de pensée erronée d’où devait résulter peu de bien et beaucoup de mal ». (pp. 61-62)
La vérité que tu cherches, ô ami, est toujours au-delà de toi-même. C’est Elle qui t’attend et c’est Elle qui te guide. C’est Elle seule qui saura te rapprocher d’Elle-même.
Lorsque la pensée impuissante comprendra alors qu’elle n’est que l’ombre d’un reflet, elle pourra se fondre dans la vision

Le hasard, on le sait, n’existe pas en Islam, car tout est écrit (maktüb) et se fait selon la science et la volonté de Dieu. Ibn El Hâjj dans son Madkhal cite le Shaykh Abd er Rahmân Es-Saqqali qui aurait dit : « Chaque individu participe de son nom [lahu Naslb fi ismihî]. »
Tous les grands théologiens musulmans sont d’accord sur la base du Hadith ou d’une autorité comme l’Imâm Mâlik, pour dire que le nom influence le nommé. Ils se fondent pour cela sur le fait que le Prophète de l’Islam changeait quelquefois le nom de musulmans en des noms plus heureux. Ici nous sommes cependant plus près de l’aspect extérieur de l’Islâm (Sharï ah) que de l’initiation spirituelle elle-même. Le plan extérieur, comme nous le verrons (chapitre VI), admet une dynamique du changement qui est d’ailleurs d’une manière générale inhérente au monde sensible ('Alamu El Hiss).
Sur le plan initiatique, le nom représente effective ment l’essence d’un être. Mais ce nom, seul le processus de l’initiation lui-même peut le révéler. Or ce processus implique le passage par plusieurs degrés ontologiques liant l’individu à son archétype divin. (p. 35)