DELEUZE ET GUATTARI Les Vendredis de la philosophie [2007]
Par François Noudelmann et Clotilde Pivin.
Émission diffusée sur France Culture le 16.11.2007.

On est tous à la merci de cette stupeur qui vous prend à la gorge et vous étouffe littéralement. On est tous alors semblables à Swann, à moitié fou après sa séparation d’avec Odette, et qui fuyait comme la peste tous les mots susceptibles d’évoquer, même indirectement, son existence. C’est pourquoi chacun reste cramponné à ses échafaudages sémiotiques; pour pouvoir continuer à marcher dans la rue, se lever, faire ce qu’on attend de lui. Sinon tout s’arrête, on a envie de se jeter la tête contre les murs. C’est pas évident d’avoir le goût de vivre, de s’engager, de s’oublier. Il y a une puissance extraordinaire de l’ « à quoi bon !» C’est bien plus fort que Louis XV et son «après moi le déluge»! Est-ce que ça vaut le coup de continuer tout ça, de reprendre le legs des générations antérieures, de faire tourner la machine, d’avoir des gosses, de faire de la science, de la littérature, de l’art? Pourquoi pas crever, laisser tout en plan? C’est une question ! C’est toujours à la limite de s’effondrer… La réponse, bien sûr, est à la fois personnelle et collective. On ne peut tenir dans la vie, que sur la vitesse acquise. La subjectivité a besoin de mouvements, de vecteurs porteurs, de rythmes.
Partout s'imposent des sortes de chapes neuroleptiques pour fuir précisément toute singularité intrusive. (...) Il risque de ne plus y avoir d'histoire humaine sans une radicale reprise en main de l'humanité par elle-même.
Les gens qui dans les systèmes thérapeutiques ou dans l’université, se considèrent comme de simples dépositaires ou canaux de transmission d’un savoir scientifique, ont déjà pris pour cette seule raison, une position réactionnaire. Quelle que soit leur innocence ou leur bonne volonté, ils occupent une position de renforcement des systèmes de production de la subjectivité dominante. Il ne s’agit pas d’un destin de leur profession.
A toutes les échelles individuelles et collectives, pour ce qui concerne la vie quotidienne aussi bien que la réinvention de la démocratie, (...), il s'agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d'une re-singularisation individuelle et / ou collective, plutôt que dans celui d'un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir. (...) Il ne saurait plus s'agir là de mots d'ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d'autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques.
En fait, ces énormes machineries concentrationnaires renforcent l'opacité des troubles, la solitude des malades, le non-sens de leur existence. Elles développent en réaction une sorte de pathoplastie sociale des maladies mentales qui les font s'endurcir et se refermer sur elles-mêmes. Aliénation sociale qui se superpose aux instances plus particulières d'une aliénation d'ordre psychopathologique.

Territorialité, détérritorialisation, reterritorialisation : la notion de territoire est entendue ici dans un sens très large, qui déborde de l'usage qu'en font l'éthologie et l'ethnologie. Le territoire peut être relatif à un espace vécu, aussi bien qu'à un système perçu au sein duquel un sujet se "sent chez lui". Le territoire est synonyme d'appropriation, de subjectivation fermée sur elle-même. Le territoire peut se déterritorialiser, c'est à dire s'ouvrir, s'engager dans des lignes de fuite, voire se déliter et se détruire. La reterritorialisation consistera en une tentative de recomposition d'un territoire engagé dans un processus déterritorialisant.
Le capitalisme est un bon exemple de système permanent de reterritorialisation : les classes capitalistes tentent constamment de "rattraper" les processus de déterritorialisation dans l'ordre de la production et des rapports sociaux. Il tente ainsi de maîtriser toutes les pulsions processuelles (ou phylum machinique) qui travaillent la société. (dans Glossaire de schizo-analyse)
La loi capitalistique, pour légitimer son entreprise de tutélarisation de l'ensemble des machines abstraites, se donne des allures de destin. (...) Toutes les lois, quelles qu'elles soient, tombent, pourraient tomber, ou devraient tomber, sous sa coupe exclusive.
Un des problèmes analytiques clés que l'écologie sociale et l'écologie mentale devraient affronter, c'est l'introjection du pouvoir répressif de la part des opprimés.
Chaque fois, c'est le même tour de passe-passe : à travers la défense d’un ordre transcendant fondé sur le caractère prétendument universel des articulations signifiantes de certains énoncés —le cogito, les mathématiques, le “discours de la science”— on cherche à cautionner un certain type de stratification de pouvoirs qui garantit à ses scribes leur statut, leur confort matériel et leur sécurité imaginaire.
On prétend faire de la France une des puissances clés du nouveau capitalisme mondial. Pour cela, il convient de soumettre, de gré ou de force, l’ensemble des populations vivant dans ce pays. Les Français doivent se vivre comme une race dominée par les nouveaux modèles capitalistes et comme une race dominante par rapport à tous ceux qui échappent à ces mêmes modèles. Ils doivent s’habituer à sacrifier leurs propres différences, la particularité de leurs goûts, la singularité de leurs désirs et, symétriquement, celle des autres. Le renouveau des luttes sociales, la redéfinition d’un authentique projet de libération sociale passent inéluctablement par une assumation totale de la multisocialité sur tous les plans et dans tous les domaines.