Florent Marchet - Le monde du vivant
Théo oublie que ceux qui seraient prêts à accepter la révolution écologique ne sont pas nombreux, y compris au sortir d’une pandémie. Jérôme l’affirme souvent lors de ses interminables débats avec Marion : les pauvres veulent désormais jouer aux riches. Même en France, ils ne manifesteront jamais pour un changement radical de société. S’ils bloquent le pays, ce sera pour réclamer plus de consommation, plus de McDo, de centres commerciaux et d’écrans 4 K . Sans le savoir, ils manifesteront pour ce monde ultra-libéral, pour le droit à en être, à faire partie de l’élite qui se gave, qui profite, qui dépense sans compter, qui gaspille des ressources à l’infini dans un monde fini.
Ces éternels poncifs de fumeur de joints qui découvre l’eau tiède en affirmant avec courage que le monde est trop superficiel, qu’il faut le réenchanter. Que la vie est précieuse et belle, que la seule croissance qui vaille, c’est la croissance du cœur, de la beauté et de l’entraide. Reste le principe de réalité. Jérôme sait bien que le mode de vie occidental est impactant. Il n’est pas dupe : peu d’Occidentaux seront capables de suivre le chemin de l’ascétisme et peu accepteront de ne posséder que trois vêtements, de renoncer au bœuf Charal en promotion, de vendre leur voiture, de se priver des fast-foods et des plats préparés, de préférer deux jours de train à une heure d’avion , de fermer les yeux sur le dernier smartphone ou la nouvelle collection jetable H&M. Théo oublie que ceux qui seraient prêts à accepter la révolution écologique ne sont pas nombreux, y compris au sortir d’une pandémie.
"En perdant sa ferme, Patureau perdait son identité et éteignait une longue lignée d'agriculteurs. Il avait prévenu ce jour-là à la chasse : il fallait que ça cesse, sinon ils allaient bien voir."
- Dans la nature il n'existe pas de sols nus, à part les déserts de sable ou les terres de glace. Alors pourquoi ces champs débarrassés du moindre brin d'herbe ? On tue les sols. Même toi, Jérôme, avec un labour à trente centimètres, tu tasses la terre, tu l'asphyxies. (…) Il n'y a plus de vivant dans les terres labourées au tracteur. Il faudrait revenir à l'écosystème forestier, sans irrigation, avec des microfermes en permaculture.
Ils sont du même monde, ils vont dans le même sens et chaussent les mêmes lunettes, celles qui ne déforment pas, qui ne montrent pas la vie sous l'unique angle du profit, de la domination, de la concurrence et de l'apparence. Celles qui autorisent à vivre avec des chaussures boueuses sans se sentir inutile ni inculte.
Noël, c’est comme la grippe, ça revient chaque année et presque personne ne peut y échapper.
Et chaque année c’est la même histoire, car oui, il faut bien se l’avouer, Noël, ça fait pas mal d’histoires…
Il (Jérôme) sent une connivence possible avec Théo. Ils sont du même monde, ils vont dans le même sens et chaussent les mêmes lunettes, celles qui ne déforment pas, qui ne montrent pas la vie sous l’unique angle du profit, de la domination, de la concurrence et de l’apparence. Celles qui autorisent à vivre avec des chaussures boueuses sans se sentir inutile ni inculte
Marion s'éloigne d'un pas fluide. Jérôme se rapproche des volets mi-clos : dans le maigre espace de jour, il regarde son corps élancé qui traverse la cour, son dos droit tourné vers l'azur comme s'il allait être avalé par la lumière, et ses jambes mécaniquement souples et régulières. Même le bruit de gravier sous ses pas lui semble élégant.
Il remarque alors, sous le camouflage des branches d'un ficus, une fontaine à eau. Il se sert fébrilement trois grands verres puis fait craquer son gobelet transparent en le fixant d'un air blasé. Il pense à cette mer de plastique, presque quatre fois la France, ce n'est pas rien.
Marion s'est évertuée à réconforter sa fille pendant plus d'une demi-heure, tout en essayant de justifier la tension présente dans la famille depuis l'accident. Un exercice pédagogique délicat où il faut en même temps légitimer le chagrin de Solène sans accabler son père.