Francine Ouellette - Invitée d'honneur SLO 2013
La solitude a deux facettes. Volontaire, elle élève et purifie. Obligatoire, elle étouffe et détruit.

-En voiture! En voiture!
Les larmes roulent maintenant sur les joues de l’enfant.
-Vous m’écrirez, papa, supplie-t-elle à son oreille d’une voix tremblotante.
-C’est promis, ma chérie. C’est promis. Je t’écrirai tous les mois. Allez, monte.
-Papa… je vous… aime tant! Avoue-t-elle finalement en enfouissant son visage dans son épaule.
-En voiture! En voiture!
Philippe, pressé par le regard impatient du contrôleur, lui suggère :
-Tu peux rester si tu veux.
-Non. Il faut que je parte. Je reviendrai, assura-t-elle en le quittant et en grimpant les escaliers.
Quelques secondes après, alors que le train s’ébranle pour de bon Philippe aperçoit le visage bouleversé de Mathilde derrière la vitre sale. Elle agite la main et lui la sienne. Léonnie fait de grands saluts à ses côtés en hurlant :
-Salut Mathilde. Bonne chance! Bonne chance!
Le visage s’éloigne, s’estompe et laissant Philippe tout dérouté sur le quai. Jamais il n’aurait présumé si vive et profonde l’affection de Mathilde à son égard. Jamais elle ne lui a manifesté le moindre arrachement. Et pourtant… Pourtant… Se pourrait-il qu’il n’ait pas su la comprendre, ou même, l’accepter ?
Le train n’est plus qu’un point noir sous un panache de fumée et Philippe jongle encore, l’air abasourdi. Pourtant… A sa façon, combien de fois lui a-t-elle dit : « Je vous aime » ? Par sa présence, son travail, son obéissance. Jamais il n’a eu à redire sur elle sauf qu’elle était trop parfaite. Trop logique. Trop froide. Et tout ça, c’était de l’amour silencieux, de l’amour inavoué et, quelquefois, douloureux.
-Pauvre enfant.
Le temps n’est qu’une abstraction élastique pouvant être contenue dans une seconde ou dans l’éternité.
Les tâches féminines paraissent peu exigeantes et faciles. Cuisiner, frotter, laver, lessiver, jardiner, coudre, raccommoder et prendre soin du bétail, tout cela n'est en rien comparable à essarter, brûler les fardoches, piocher, dérocher, essoucher, labourer, herser, ensemencer, fendre le bois et quérir l'eau au lac.
Azalée dort, jambes écartées sur le fœtus expulsé. Il se précipite vers elle, tombe à genoux et s'empare de la masse sanguinolente. De doigts durs, il la dissèque et croit discerner un pénis quelque part.
-C'était un gars! C'était mon gars! finit-il par hurler en lançant dans la face d'azalée, éveillés par les premiers cris de Napoléon.
Elle s’assoit vitement et tente de reculer, effrayée. Elle sait ce qui l’attend. Il s’empare de ses poignets et les tord en la foudroyant de son regard dément.
-Maudite folle ! C’était mon gars! T’es pas capable de faire attention! Hein! Ma charogne!
Azalée ne profère aucune plainte et sursaute lorsqu’elle entend brailler Éloïse. Napoléon l’abandonne pour gifler l’enfant. Sa mère la reprend et se recroqueville sur elle.
Elle, elle pense en femme. Elle est née pour donner la vie. Celle des hommes et celle des plantes. Ses gestes sont sans éclat et quotidiens, et pourtant, sans eux, le plus grand des guerriers peut mourir de faim. Elle n'a pas été plus loin qu'à l'orée des cultures, et ses blessures sont dans le creux de ses reins, invisibles et grandissantes avec l'âge. Elle pense à demain, à ce qu'il lui faut faire pour remplir le ventre des siens. Lui, il pense à hier, quand son peuple était puissant et qu'il rentrait triomphant avec les têtes de ses ennemis.
Cette élégante silhouette au maintien parfait lui cache-t-elle une ennemie, une alliée, une servante ? Comment pourra t-il se servir d’elle et le pourra-t-il ? Elle lui glisse entre les doigts comme la froide couleuvre. Où est son point faible? Tout lui appartient, la beauté et la force d’en faire le sacrifice, l’intelligence et le moyen de l’utiliser. Le sentiment de le dévoiler, où à qui et quand le sied de le dévoiler.
C’est fou ce que les mensonges sont liés les uns aux autres comme les mailles d’un même tricot : il suffit d’en échapper une pour que ça se défasse.
La folie, c’est le propre des hommes, non des animaux.
Sans la mort, y aurait-il la vie ? Et sans la haine y aurait-il l’amour qui engendre la vie dans le ventre des humains ?