Après deux mois de repos, la chaîne Youtube du Bélial' reprend le rythme irrégulier de ses émissions, par une rencontre avec Francis Berthelot.
Écrivain ayant surtout oeuvré en science-fiction au début de sa carrière littéraire, Francis Berthelot a entrepris au cours des années 90 et 2000 la rédaction d'un cycle de merveilleux sombre, le « Rêve du Démiurge ». Ce cycle fascinant à l'histoire éditoriale compliquée a trouvé son achèvement en 2015 avec la parution conjointe du dernier volet, Abîme du rêve, et de l'intégrale en trois volumes (co-édition Bélial'/Dystopia).
Cette rencontre sera l'occasion de revenir sur le « Rêve du Démiurge » en compagnie de son créateur, d'évoquer les transfictions et les projets musicaux qui occupent désormais Francis Berthelot.
Animation : Pierre Constantin, des éditions Dystopia, et Erwann Perchoc
Illustration : Laurent Rivelaygue
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Haut-le-cœur. Tangage. Haut-le-cœur. Voilà les vagues du dégoût qui déferlent, emportant le chocolat, le lait, la sueur. Des lames de fond incontrôlables qui retournent les entrailles du gamin, et inondent la table et le carrelage. Des giclées de bile. Des giclées de désespoir. Ce qu’il a entendu, pensé, compris. Les mots chuchotés. Les images entrevues. Les souvenirs des uns. Les mensonges des autres…
Devant ses parents pétrifiés, il vomit tout cela à corps perdu. Comme il les vomirait l’un et l’autre s’il le pouvait. Comme il se vomirait lui-même, à la fin, pour échapper au monde affreux des adultes.
Parfois, il aimerait savoir encore pleurer. A cause de la solitude où il s'emmure ; mais aussi de la médiocrité qu'il trouve en eux. Lorsqu'il pénètre les forêts de leurs esprits, il s'occupe d'abord de neutraliser les vrilles mentales qu'ils tendent vers lui. Ensuite, le temps qu'ils réagissent, il explore leur paysage intime. Les premiers temps, il a été surpris : il y a rencontré des bosquets plus verts, plus luxuriants, des torrents plus sauvages que chez les enfants de la secte. Pourtant, les vraies règles lui sont vite apparues : des arbres alignés, des champs creusés de sillons, des rivières endiguées dans les parpaings ; bref, une rigueur autre, mais tout aussi sévère. (...) Partout, il retrouve cette soumission à un ordre supérieur, adulte sans doute, mais au sens tyrannique du terme.

Ainsi, en dépit de la catégorisation stricte opérée par le champ commercial dans son ensemble, il existe entre littérature générale et littératures de l’imaginaire une zone frontalière qui possède sa logique propre : la zone des transfictions. Comme on le voit, en donner une définition univoque serait aussi difficile que contraire à leur esprit même. D’autant que les règles à transgresser dans le mainstream n’étant pas les mêmes qu’en SF, les critères de sélection à appliquer aux deux continents diffèrent sensiblement – même si, au fond, on arrive à des ouvrages proches. En revanche, le double éclairage que permet le recours simultané à la narratologie thématique et à la narratologie discursive permet d’en donner une idée assez précise. Loin des conventions de genre et au-delà des singularités d’œuvre ou d’auteur, les transfictions ont en effet pour point commun la volonté de déréaliser le récit, grâce à une double transgression de l’ordre en place :
– d’abord, en jouant sur le rapport réel/imaginaire, donc en introduisant dans l’histoire des éléments qui dépassent le monde où nous vivons ;
– ensuite, en jouant sur le rapport réalité/fiction, donc en déconstruisant le discours par des stratagèmes qui exacerbent sa nature fictionnelle.

Un moment plus tard, cependant, tandis que la doyenne regagne la scène, le murmure de stupeur qui s'élève de l'assistance la fige sur place. Sur son bras, la robe qui rendait Clytemnestre si terne oscille, vaporeuse, comme sous l'effet d'une brise. Elle est à nouveau d'un blanc éblouissant. »
« - Cette femme, je ne peux même pas l'approcher ! reprend-elle sans l'entendre. En elle comme autour d'elle, il y a trop de haine – exprimée ou non. Si je dois l'incarner en public pendant des semaines, je finirai par me haïr moi-même !
- Eh bien, il faut apprendre à mieux t'aimer. A accepter vos points communs. La pièce l'exige, et notre avenir aussi. Un acteur doit affronter ce qu'il déteste en lui... Nous n'avons pas le choix. »
« Vous prétendez jouer avec les mythes, déclare enfin Mélusath d'une voix impassible. Mais vous ne vous regardez pas en face. Il va falloir que cela change. Le théâtre exige de ceux qui le servent un peu plus d'honnêteté. »
« - Où sommes-nous ? se borne-t-il à lui demander.
- Dans ton décor : celui du spectacle. Mais surtout le tien, à toi, avec ses vilains petits secrets. Hé oui... Un artiste doit puiser dans ce qu'il a d'innommable. Il est temps de sortir tes fantômes des oubliettes !
Le point de vue de la cafetière: Iscan fils de d'Abraark, seuls survivants de la race humaine.
" la poigne de son père est sur elle. le corps de son père la plie, lourd de son poids d'os, d'écorce, de chair vieillissante. Le sexe de son père s'empare de sa faille qu'il a ouverte en elle, y grave des signes ineffaçables. Les ondes qui la secouent rendent à chaque chose sa pesanteur exacte."
Puis elle reprend, en tendant son visage au soleil : "Le théâtre, c'est le mensonge élevé à la perfection du cristal. Il ne renie pas sa nature : au contraire, il la revendique. Mais c'est pour cela qu'il est pure vérité. Plus il affiche ses artifices, ses masques, ses trompe-l'œil, plus il révèle l'immuable de l'homme."
– Mes poings peuvent-ils vous rendre service ? Demande-t-il aux galopins. A trois, c’est dangereux d’attaquer un moucheron !
Au sous-sol aussi, l’on cause et l’on boit. En revanche, on n’y fume guère : spectacle oblige.
Celui-ci se déroule sur une scène plus exiguë qu’un trottoir, flanquée d’un piano droit comme un réverbère, que se partagent — chacun sa soirée — trois pianistes jaloux de leur talent. En quoi consiste-t-il ? En un joyeux désordre où se bousculent chanteurs, danseurs, travestis, acrobates, comiques, illusionnistes, celui-ci professionnel, celui-là beaucoup moins, sans compter quelques
inclassables dont les bizarreries suscitent, de façon arbitraire, sifflets ou enthousiasme. À la demande, le patron, un barman, voire un client hardi, montent aussi sur scène pour faire leur numéro, recueillir les bravos, répondre du tac au tac aux lazzis. Bref, les semaines fastes, les fidèles y passent toutes leurs soirées, préférant cent fois ce trou à vauriens au Devil’s Paradise de Broadway.
Consterné de se voir aimer tellement à contretemps, il laisse les phrases s’abattre sans répondre.
Au rez-de-chaussée, entre des murs pourpres d’où émergent les visages de Mistinguett, Judy Garland, Piaf, Tino Rossi et Fred Astaire, on boit, on fume, on cause, accoudé au bar ou juché sur un tabouret, voire sur une de ces tables de bistrot qui, bien que dénichées aux puces, garantissent l’authenticité de l’endroit. Ici, barmen, clients, artistes et noceurs, tout le monde se connaît, se tutoie, s’embrasse sans préjugé. C’est là un des prodiges réalisés par le patron, Ljuban Popic, un grand Yougoslave aux joues rouges et à la brosse blanche : offrir à une clientèle que le quartier incite au romantisme un lieu à la fois canaille et convivial.