Le jour s'étire encore. Et chaque fois, à cette heure où je fixe le désert du ciel, quelque chose ressuscite, une douceur de vivre. Les iris s'agitent mollement sous la brise du soir. En fin d'été, à la lueur des photophores, leurs hampes ne seront plus que des sentinelles, ils auront cédé leur place aux cyclamens de Naples qui tapisseront de rose et de blanc les sous-bois. Avant eux, il y aura eu le ballet des ancolies, la mine fière des lupins et les roses qui me demandent tant d'attention. À quoi tiennent la puissance et l'enchantement d'un paysage, d'une œuvre ?
La mémoire olfactive, n'efface pas les jours enfouis, elle étire le temps, ravive les souvenirs, nourrit les légendes, fait rayonner en nous toute la vie.
[Giacometti et Bacon]
Les deux artistes ont continué à vivre, le succès venu, dans un dénuement monacal, tous deux désintéressés, privilégiant le travail. Leur vie est aussi ailleurs, dans leurs virées nocturnes , bars gays londoniens, pour l'un, bars à entraîneuses pour l'autre. Même vie d'artiste, mi-bohème, mi-mondaine. Et Giacometti aurait pu prendre à son compte cette confession de Bacon: "Je poursuis la peinture, car je sais qu'il n'est pas possible de l'arrêter." Tous deux hantés par les visages qui viennent à eux, "visum". Ce que l'on voit quand on voit autrui, l'autre soi-même, son envers. Ces têtes, ces têtes qu'ils n'ont cessé d'interroger
Les miroirs et la copulation sont abominables car ils multiplient le nombre des hommes.
Mais comment l'oublier, grâce à mon don, j'ai rencontré un cœur qui ne s'accommode pas d'être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c'est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l'assurance, mes artères se rétractent. J'entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m'aide à lutter centre l'étouffement. Aucune supplication ne peut m'inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence. p. 60
Sur la table, des livres illustrés aussi : l’Égypte, l'art antique, Michel-Ange, Vélasquez. Je saisis le volume sur Vélasquez, je le feuillette, m'arrête sur le portrait du pape Innocent X. Je hasarde : Pourquoi vous êtes-vous acharné sur ce pape ? Bacon pose son verre, soupire, il balaie de sa main son menton. "Ah les papes, les papes ! Tous mes papes, je les trouve ridicules aujourd'hui ! Voyez-vous, je regrette de les avoir peints." je lève les yeux au ciel et ne peux retenir : Non vraiment ! Vraiment !
Le France et son chevelu de cours d'eau. La vie serait impensable sans rivières, sans fleuves. Ce sont eux qui dessinent le paysage, qui donnent leurs noms aux départements. En 1789, les Malouins avaient émis le vœu de voir la Bretagne divisée en six départements dont l'un se serait appelé "la Rance". Le cheminement des cours d'eau, leur sinuosité façonnent aussi notre pensée. L'eau qui passe, l'eau qui envahit tout. "Tout coule", disait Héraclite. Et Monet n'y allait pas par quatre chemins : "Un ruisseau qui fuit dans l'herbe vaut le sourire de la Joconde."
A quoi bon envisager l'avenir, s'y projeter ? Le présent, peuplé d'hier, me satisfait. Je m'en gave, mes visions sont éclatantes. Le temps s'immobilise. "Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires: l'horreur de la vie et l'extase de la vie". Ces mots de Baudelaire me poursuivent. Comme un sourire qui regrette, comme un regret qui sourit, je me cherche dans cette ambivalence, dans cette simultanéité, fasciné par la vie, relié à elle. Un malheur qui fleurit.
Dans l'été, je marche sous les tilleuls, je me perds à travers le labyrinthe des buis. Je m'enivre des bouffées de glycine, doux vertige. Comme autrefois, je pourrais danser sous le cerisier, dans une ronde endiablée. Juste précipiter le temps. Attendre. Attendre comme j'attendais qu'Irmina rentre du Paraclet, le fameux Paraclet, où elle travaillait. Attendre comme j'attendrai longtemps un père qui n'est jamais venu. Attendre comme j'attendais la visite de ma mère.
La nuit, Giacometti prenait ses quartiers dans des bars de Montparnasse. Chez Adrien avait sa préférence pour la jovialité des filles. Parmi celles-ci, il y avait Ginette et Dany, des demoiselles simples, un rien débauchées. Elles lui donnaient avec respect du “monsieur Albert”. Un soir, il n’avait pas tout de suite remarqué la petite dernière qui se prénommait Caroline. Elle se différenciait des autres par un éclat certain et un naturel désarmant. Elle était aussi beaucoup plus jeune, vingt ans à peine.