Barré - François Clapeau - LTL # 157
A-t-il rêvé cette visite ? A-t-il rêvé ce danger ? Pour la première fois depuis son arrivée à l’hôpital, il s'est senti menacé par autre chose que sa maladie. Il vient de prendre conscience de sa faiblesse. Il ne peut plus se défendre. Un sentiment de médiocrité, un vide immense. Ses lugubres réflexions reviennent, toujours accentuées par la nuit, dans un calme seulement troublé par la rumeur glaçante des machines.
Sa vision se trouble, ses yeux n'arrivent plus à capter la lumière. Il voit du gris, il voit du noir, il voit des images sombres qu'il voudrait oublier, mais qui profitent de sa faiblesse pour remonter à la surface et torturer son esprit abîmé. Le blast. Les émotions reviennent. Il ressent la faim qui le consume, la peur qui l'envahit, il éprouve de la haine, il perçoit le craquement grinçant d'une vertèbre, il respire une odeur de mort qui se faufile dans ses poumons jusqu'à provoquer une envie de vomir, cette fois bien réelle. Un sifflement brouille son ouïe, il entend son pouls, son souffle, et ce cri qui depuis trop longtemps le hante, toujours aussi glaçant, toujours assourdissant.
La mauvaise foi, comme la mauvaise haleine, seul celui qui l'a ne s'en rend pas compte.
A l'accueil, une salle d'attente est réservée aux familles. Devant les sièges, sur de petites tables, des dépliants vantant le don d'organe rappellent que de nombreux patients ne sortent pas d'ici sur leurs deux pieds.
Emporté par son cours magistral, il s'était levé et avait arpenté la pièce de long en large...Comme un drogué en phase de descente, il réalise à cet instant la portée de son geste. Il a disculpé un innocent.
Alors que les autres joueurs se contentent d'une poignée de main, eux s'enlacent un instant,épaule contre épaule, joue contre joue,dévoilant une complicité ancienne, mécanique et spontanée.
Les bateaux de bois, parfois déposés sur la vase comme des jouets abandonnés, se transforment quand l'eau monte en fiers soldats, prêts à affronter l'océan.
Un lundi, s'il y a suffisamment de place et si l'emploi du temps n'est pas trop chargé, on le prend dans le service. S'il a de la famille autour qui pleure et qui insiste, on peut même arriver à le sauver. Et bien, maintenant, imaginez que les pompiers emmènent aux urgences un patient identique un vendredi soir, et qu'ils le laissent tout seul. Il n'y a pas de proche pour l'accompagner. Le type est en surpoids, et n'a pas une bonne hygiène. Un moment où le service de réa est un peu engorgé. Dans ce cas, quand les urgences nous appellent, nous leur disons que non, nous n'avons pas assez de place pour ce monsieur. Le gros patient doit attendre. Et il va rester aux urgences pendant des heures, avant de mourir tranquillement, sur son brancard. Des fois, on doit un peu l'aider à partir. On appelle ça " sortir les outils de jardin "... Alors qui vit, qui meurt? Les dieux de la réa décident...
La voie lactée irradie le ciel nocturne et coiffe la ville d’une couronne incandescente. Dans les rues, la circulation a disparu avec le jour, les ombres ont remplacé les couleurs ; la clarté timide de quelques dynamos ne peut concurrencer les objets célestes qui s’expriment librement. Aucune lumière ne s’échappe des immeubles aux fenêtres ouvertes, mais des rires, un peu de musique, parfois des sons de plaisir ou de douleur. Des convois mécaniques pénètrent dans la cité et embrasent les gares éteintes, mais ces serpents furtifs s’effacent aussi vite que des étoiles filantes. Seul un bâtiment rayonne encore, tel un phare timide gêné d’imposer son éclat : l’hôpital ne s’endort jamais.
Depuis qu'il côtoie des blouses blanches vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les médecins sont banalisés. Démystifiés. Ils vaquent à leurs occupations comme les employés de n'importe quelle entreprise, parfois avec ardeur, parfois avec lassitude.