Soirée rencontre à l'espace Guerin à Chamonix
autour du livre : l'empire du froid
de François Garde
enregistré le 14 janvier 2023
Résumé :
Le livre idéal pour passer l'hiver.
Le froid est un adversaire redoutable qui met tout le monde au diapason : qui ne s'adapte pas à ses rigueurs risque d'y laisser sa peau. Les bêtes font leur poil d'hiver, les hommes s'emmitouflent, et chacun rêve secrètement d'une hibernation qui ne prendrait fin qu'au retour des beaux jours. Mais au fait, qu'est-ce que le froid et comment délimiter son empire ?
Fort de ses voyages dans les régions du monde où le froid est le plus tenace, François Garde se propose de cerner cet adversaire à travers 99 textes surprenants, insolites, drôles, poétiques. Ces variations qui vous feront frissonner sont à savourer bien au chaud.
Bio de l'auteur :
Né en 1959 (Le Cannet), François Garde, enfant d'un professeur de russe à l'université d'Aix et d'une mère au foyer, savoyard d'adoption, s'est lancé dans l'écriture après avoir vécu une longue carrière au sein de l'administration française, après des études à Sciences Po, puis à l'ENA. Ces activités qui l'amènent à voyager vont nourrir ses textes avec une place privilégiée à l'imaginaire. En 2012, il reçoit le Prix Goncourt du premier roman pour Ce qu'il advint du sauvage blanc. Il poursuit son oeuvre avec Traces écrites, chroniques alpines (Paulsen Guérin 2011), Pour trois couronnes (2013), La Baleine dans tous ses états (2015), L'Effroi (2016), Marcher à Kerguelen (2018), La Position des pôles (2019), Roi par effraction (2019), Lénine à Chamonix et autres nouvelles de montagne (Paulsen Guérin 2020), À perte de vue la mer gelée (Paulsen Guérin 2021).
#paulsen
#chamonix
#livres
+ Lire la suite
«Mon frère,
Puisque avec votre cavalerie légère vous prenez les forteresses les mieux défendues, il faudra que je licencie le génie et que je fasse fondre mes pièces ! »
Depuis deux jours, Narcisse songe à la mort.
...
Narcisse avait repensé au mousse, le gamin de Quimper qui avait agonisé dans la bonace pendant une semaine.
...
Entre le mousse de Quimper et le matelot de Saint-Gilles, lequel devait s'estimer le plus heureux ? Leurs parents ne recevront-ils pas la même lettre et ne partageront-ils pas le même chagrin ? Tant que Narcisse n'a pas réussi à revenir vers le monde des Blancs, il est enseveli dans les sables du désert tout autant que le mousse dans les profondeurs de l'océan. Lui est resté vivant, mais d'une certaine façon qu'il n'arrive pas à comprendre, il sait qu'il est mort. Et la mort ne lui est plus ni étrangère ni autant effrayante.

Kerguelen est voué au vent. Son souffle ne semble jamais devoir cesser, ni devoir cesser de nous suprendre. Il varie en force et en direction selon des logiques qui m'échappent, où se conjuguent perturbations océaniques, effets du relief, influence du soleil et pur caprice. Imprévisible et souverain, il décide de nos journées. Au-delà de trente noeuds, il rend la progression pénible ; allié à la pluie, il nous accable de froid ; virevoltant il prend appui sur les sacs à dos pour nous infliger de rudes bourrades ; bavard, sifflant, hurlant, grondant, il nous empêche de parler ; tourbillonnant, il nous aveugle.
Et lorsqu'il cesse, que rien ne bouge ni ne vibre dans l'air, que le murmure du ruisseau devient perceptible, et le rebond du caillou dérangé, et le bruit sourd des bâtons de Bertrand devant moi, son absence provisoire fait ressortir plus encore sa domination --- absence aussi étonnante, aussi déconcertante qu'une éclipse.
Le vent n'est pas un élément du paysage de Kerguelen, il en est l'essence même...
Qui aurait le cœur de renvoyer un évadé dans sa prison --- prison si perverse et cruelle que le prisonnier ne la perçoit plus ?
Une vie, ce n'est pas seulement la somme des choix que l'on a faits. Elle est cette somme, multipliée par le regard des autres, et divisée par le coefficient indescriptible du hasard.
Tu dois apprendre à marcher sur les deux pieds : le savoir et l'expérience. Privilégier l'un ou l'autre, c'est choisir de boiter, et donc d'avancer moins vite.
Tu es de race blanche, comme moi. Ton père est blanc. Ta mère est blanche. Tous deux sont vivants. Je ne sais pas qui est cette femme dont tu parles et qui est morte.
Une négresse australienne ne peut pas être ta vraie mère. Si elle t'a pris en affection et t'a aidé pendant que tu étais là-bas, tu peux dire "ma mère adoptive" ou, si tu veux "ma mère noire".
A ces mots, il me regarda avec fureur, voire avec une haine qui me laissa interdit. Je crus même un instant qu'il allait me frapper.
Alors que les déferlantes glacées s'abattent et balayent le pont, dans un vacarme de tous les diables où tu entends souffrir les membrures de la coque, une lumière livide et sans espoir ne montre que la furie de l'océan redoublant celle des dieux.
Il s'habituait peu à peu à la misère physique, à l'incertitude sur son sort, à la nudité, à l'infecte nourriture. Infiniment plus dure était l'absolue solitude : il comprenait qu'il était condamné à une privation complète de relations humaines. Amitié, camaraderie, amour, complicité, respect, séduction, sexe, toute la gamme des sentiments lui était désormais interdite. Personne avec qui partager - là était le plus profond désespoir. Et pleurer sur lui le consolait un peu.
Le curé du village disait aux garçons que s'ils faisaient certaines vilaines choses le soir dans leur lit leur ange gardien pleurait. Et bien, qu'il pleure lui aussi ! qu'il pleure, ou qu'il lui vienne en aide, au lieu de rester là-haut tranquille dans le ciel !
S'il répondait à mes questions, il se mettait dans le danger le plus extrême. Mourir, non pas de mort clinique, mais mourir à lui-même et à tous les autres. Mourir de ne pas pouvoir être en même temps blanc et sauvage.