Abdülhamid II fut le dernier "Grand Turc" à effrayer l'Europe, le dernier d'une longue lignée de sultans à poigne, illustrée par Bayezid, le vainqueur des Serbes, Mehmet II, le conquérant de Constantinople, Soliman, l'ennemi de Charles Quint, et tant d'autres. La biographie que François Georgeon, spécialiste de l'empire ottoman, lui consacre, est pleine d'intérêt, car il a régné à l'époque où le nationalisme des peuples balkaniques, des Arabes, des Arméniens, des Turcs et des Juifs, met en danger la structure pluri-ethnique de l'empire et son propre pouvoir. Qu'on ne fasse pas de lui, anachroniquement, un champion du "vivre-ensemble" contemporain : ses méthodes sont celles d'un sultan, il recourt au massacre et au pogrom comme ses collègues les tsars russes, et rend possible le génocide arménien, qui commença sous son règne et culmina six ans après son renversement par les Jeunes-Turcs (1909), qui en furent les auteurs. Il est aussi le premier à recourir à l'islam comme instrument de guerre politique, puisqu'il se proclame calife et cherche à soulever les musulmans contre les Européens et contre les chrétiens en général. En somme, un sultan visionnaire, dont la vie et les actes expliquent nombre de choses bien contemporaines. Cependant, grâce aux études que fait le biographe, on se prend à admirer les tactiques et stratégies d'un souverain cherchant à tout prix à sauver son empire, malgré les fatalités et les vents mauvais de l'histoire.
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Voici un ouvrage collectif paru cette année (2015) qui contient tout ce qu'il est nécessaire de savoir sur cet empire ottoman qui s'étendit sur trois continents, et en particulier domina l'Europe du sud-est (ce qui permet d'en connaître l'histoire pendant les quatre siècles de Turcocratie dans les Balkans) et aussi sur le monde arabe oriental (ce qui permet d'expliquer bien des choses sur "l'Orient compliqué", comme on dit, qui nous préoccupe aujourd'hui). On y verra comment cette énorme structure pluri-ethnique se morcelle en états nations au XIX°s sous l'impulsion des mouvements nationaux balkaniques, mais aussi arabe et turc, et comment l'islam, dans ses tendances tyranniques et inégalitaires, est maintenu dans des limites raisonnables d'intolérance par un pouvoir civil fort, celui des sultans, dès l'époque de Soliman au XVI°s, jusqu'à celle des Tanzimât au XIX°s. On s'intéressa en lisant l'article "communautés" au premier état du communautarisme. On visitera une galerie de personnages fascinants, de lieux et de monuments, d'arts et de cultures, de vie quotidienne et d'usages. En somme, le volume est irremplaçable pour restituer la brillante civilisation ottomane, dont les arts et surtout la littérature ont été engloutis dans la nouvelle Turquie nationaliste d'Atatürk. C'est un ouvrage indispensable qui se lit et se consulte avec passion, non seulement par ceux que la Turquie intéresse, mais aussi par les curieux de culture néo-hellénique, arménienne, arabe, juive, slave, roumaine, kurde, soufie, et j'en passe.
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