LE NOM DES COURANTS D'AIR
Il entreprit alors de lui faire la lecture. Deux chapitres de Rabelais, d’abord, pour tonifier le sang, et puis Dostoïevski (pour la tension), une tirade d’Andromaque (rien de tel que l’alexandrin classique quand il s’agit de soutenir le rythme cardiaque). Il ajouta dix sonnets de Verlaine, comme du linge frais sur une peau meurtrie et termina par deux nouvelles macabres de Jean Ray car, il le savait bien, les plus puissants remèdes tirent toujours leur vigueur de poisons virulents.
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ŒDIPE COMÉDIE
« Vous avez tué votre père ? Parfait. C’est un bon début. Vous connaissez la suite, je pense. Quand vous aurez réussi à coucher avec votre mère, revenez me trouver. Je vous expliquerai la procédure la plus simple pour vous crever les yeux. »
Quel panache, ce psy ! Quel sens de la formule !
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SUR LE CHAMPIGNON
Le sentier n’est plus entretenu depuis des années. Au bout de cinquante mètres, les ronces et les fougères y ont repris leurs droits. Mais Laurent continue sa route, griffe le cuir neuf de ses chaussures de cérémonie, nage à pleine brasse dans les vagues végétales, fonce tout droit, tête vide, souffle sonore. Rien d’autre à penser que les feuilles, les branches et les épines. S’enfoncer là-dedans comme en soi-même, loin du cirque pitoyable des hommes.
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UN TRUC INCROYABLE
Après avoir tenté vainement d’exercer diverses professions ordinaires, pour lesquelles il s’était rapidement confirmé qu’il n’avait aucune compétence, après s’être donc fait renvoyer d’une brasserie, d’un bureau de comptabilité, du guichet d’un cinéma et d’une entreprise de plafonnage, il s’était résigné à gagner sa vie en pratiquant la seule chose pour laquelle il était doué : s’attirer des emmerdes et des péripéties. Notons tout de même que ce don très particulier n’aurait jamais été de nature à générer un salaire s’il n’avait existé sur terre une autre catégorie d’êtres pourvus d’un seul talent - mais cyniques, ceux-là, sans scrupules, prêts à vendre père et mère pour une bonne histoire : les écrivains en mal d’inspiration.
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Le vieil âge, ce salaud, avec la sinistre ironie qui le caractérise, m'a lentement rendu sourd. Depuis peu, je n'entends plus rien. Pas un souffle. Et Dieu sait comme j'en crève car, contrairement à ce que l'on pourrait penser, la surdité, en m'épargnant les bruits, m'a aussi volé les silences.
ŒDIPE COMÉDIE
Pour mon dernier travail en date, je m’étais tourné vers le monde étonnant de l’évènementiel. Ruisselant dans mon costume de grenouille, je sillonnais les allées d’un parc à sales gosses à qui je devais adresser de braves gestes crétins pour en récolter les insultes hystériques — le fait de passer pour y fêter un anniversaire leur donnait à peu près tous les droits. On m’avait mis à pied le jour où ma main, fourmillant dans sa gangue de fourrure verte, n’avait pu réprimer un doigt d’honneur pédagogique en direction d’un connard de préado de sept ans et demi.
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ŒDIPE COMÉDIE
Le stylo du psy s’immobilisa à un centimètre de la fiche cartonnée qu’il était en train de compléter à mon sujet, geste parfaitement mécanisé, comme le bras d’un tourne-disque qui reste quelques seconds en arrêt au-dessus du vinyle avant de venir se réinstaller sur son support — oui, malgré le MacBook Pro posé sur son bureau de chêne clair, Jean-Sébastion Petit était un homme qui complétait encore des fiches de bristol à petits carreaux pour chacun de ses patients.
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SUR LE CHAMPIGNON
Il a le souffle large, les sens aiguisés, l’énergie du vainqueur et, s’il n’avait une revanche à prendre sur Verstraeten — l’enfoiré de sa mère —, il n’irait pas crier sa trouvaille devant le gratin de la microbiologie internationale, mais tiendrait pour lui la découverte de ce sporophore fascinant afin de le négocier à prix d’or dans ces laboratoires discrets qui travaillent au dopage sportif.
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« (…) Philippe, dix ans plus jeune, qui affichait son insolente réussite sociale en arborant à chaque réveillon un nouveau modèle de montre de luxe et de mannequin scandinave. Pour l’occasion, il s’agissait d’une Breitling Transocean et d’une beauté glaciale qui répondait au nom d’Helga. Qui y aurait répondu, du moins, si elle avait daigné remuer ses lèvres parfaites autrement que pour arborer la moue peu équivoque de la fille qui s’emmerde et qui se demande quand on va povoir s’arracher à ce repas de ploucs. Il était patent qu’Helga, depuis qu’elle avait compris qu’elle était jolie, avait tout misé sur la froideur et la sophistication pour gagner la couverture des magazines. Et son fabuleux corps de sirène sembllait s’être échoué au bord de ce réveillon comme un sushi moléculaire sur un plateau de salaisons campagnardes. » (p. 33)
Pour tout dire il se méfie des gens qui lisent. Oui, les lecteurs l’agacent, avec leurs airs entendus, leurs lunettes, la façon grossière dont ils s’absentent de toutes les sociétés, se retranchent dans un prétendu monde intérieur. Et ce halo de superbe dont ils se nimbent dans les parcs et les métros, comme si la fréquentation des romans les élevait à une forme d’ aristocratie joliment surannée. Vraiment, lui qui ne lit pas, il enrage de ce mépris discret que lui réserve le cénacle des bibliophages, alors qu’ils ne sont eux-mêmes qu’un petit peuple frileux qui se protège de la vraie vie derrière des paravents de papier. (Un truc incroyable)