AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

4.31/5 (sur 18 notes)

Nationalité : France
Né(e) à : Lyon , 1942
Biographie :

Françoise Dastur est une philosophe, historienne de la philosophie et traductrice française, née en 1942 à Lyon.

Françoise Dastur a enseigné à l'Université Paris I (Sorbonne) de 1969 à 1995, à l'Université Paris XII (Créteil) de 1995 à 1999 et à l'Université de Nice Sophia-Antipolis de 1999 à 2003. Elle est Professeur émérite de l'université de Nice Sophia-Antipolis, rattachée aux Archives Husserl de Paris (ENS).

Son travail porte plus particulièrement sur la phénoménologie allemande et française, la Daseinsanalyse et l'interprétation de Hölderlin. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles, notamment sur Edmund Husserl, Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, Jacques Derrida, Paul Ricœur, Hans Georg Gadamer.


Source : Wikipédia
Ajouter des informations
Bibliographie de Françoise Dastur   (21)Voir plus

étiquettes
Videos et interviews (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de

F. Dastur participe une table ronde sur l'Homo mediaticus


Citations et extraits (26) Voir plus Ajouter une citation
Celui-ci est cependant encore saisi dans son opposition à l’éternité, comme l’atteste la citation de Maître Eckhart dont Heidegger avait fait la devise de sa leçon : « Le temps, c’est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se maintient dans sa simplicité. »
Commenter  J’apprécie          50
Une vie, c'est comme une histoire : elle a un début et elle doit aussi avoir une fin. N'est-ce pas précisément parce que l'homme ne vit qu'un court laps de temps que sa vie acquiert un sens ?

[p57]
Commenter  J’apprécie          40
8
Heidegger avoue donc que sa façon de procéder dans la situation qu’il entreprend de la poésie de Trakl peut paraître arbitraire puisqu’elle doit s’appuyer sur un certain nombre de vers tirés des poèmes de Trakl, mais cette apparence d’arbitraire provient du saut (Heidegger dit plus précisément Blicksprung, saut du regard) qui est nécessaire pour nous faire passer du dit au non dit. Or ce saut nous conduit à un vers tiré du poème intitulé « Printemps de l’âme » (Frühling der Seele) dont Heidegger ne citera les neuf derniers vers qu’à la fin de la conférence. Ce vers dit : « Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden », « L’âme est en vérité quelque chose d’étranger sur terre », et il forme le fil conducteur de la première partie de la conférence. Heidegger commence par souligner que ce vers peut être compris à partir de la représentation platonicienne de l’opposition entre le sensible et l’intelligible, la terre d’une part, domaine du périssable et l’âme d’autre part, domaine de l’impérissable. L’étrangeté de l’âme viendrait ainsi de sa non-appartenance au sensible, du fait qu’elle n’est pas de l’espèce (Schlag) terrestre et qu’elle est donc déplacée (verschlagen) sur la terre. Mais Heidegger, qui veut soustraire Trakl à ce platonisme traditionnel, s’attache à montrer que le mot « fremd » que l’on traduit habituellement par « étranger » signifie en réalité en vieil allemand, donc dans la langue médiévale, où il a la forme « fram », en chemin vers, en avant vers un autre lieu. Ce qui est étranger est donc littéralement ce qui voyage, non pas ce qui erre sans but, mais ce qui s’avance ainsi vers le lieu qui lui est approprié. À partir de là, le vers cité prend un autre sens : l’âme ne fuit pas la terre, lieu inhabitable pour elle, comme le veut le platonisme traditionnel, mais au contraire cherche la terre. Il faut donc entendre ce vers différemment : l’étrangeté à la terre n’est pas l’attribut de l’âme, mais, dans la mesure où elle nomme son être en chemin vers la terre, son essence même. Son étrangeté n’est en effet rien d’autre que son être en chemin qui la définit comme telle, l’essence de l’âme étant précisément d’être en pérégrination, en mouvement vers. Mais vers quoi ? Ici Heidegger doit faire appel à un autre vers d’un autre poème pour le préciser, « Sebastian im Traum », « Songe de Sébastien », où il est question d’un oiseau, d’une grive qui appelle au déclin quelque chose d’étranger. Mais ce déclin n’est précisément pas le fait pour l’âme de quitter le séjour terrestre, et ce déclin n’est ni décadence ni catastrophe selon Heidegger qui cite à l’appui un vers d’un troisième poème, « Automne transfiguré » (Verklärter Herbst), qui associe le déclin au repos et au silence. Il s’agit en effet pour Heidegger de penser de manière non négative le déclin. C’est pourquoi il cite à nouveau « Printemps de l’âme », où apparaît le verbe « dämmern » qui est employé aussi bien pour le lever du jour que pour la tombée de la nuit, la Dämmerung désignant en allemand soit l’aube soit le crépuscule, et ne signifiant donc pas nécessairement le déclin. Le vers cité dit précisément : Geistlich dämmert /Blaüe über den verhauenen Wald : « spirituel l’azur dämmert (se lève ou tombe) sur la forêt abattue ». Ici une nouvelle relation se révèle, celle de ce qui est geistlich, « spirituel », à ce moment de clair-obscur qui précède le lever ou le coucher du soleil, et qui est un moment d’inclinaison de l’astre, de cette déclinaison au sens général du soleil dont parle le poème intitulé « Sommersneige », « Déclin de l’été », qui dit de cette déclinaison qu’elle est « leise », « discrète », qu’elle advient sans bruit, doucement, c’est-à-dire, précise Heidegger qui a de nouveau recours à l’étymologie de ce mot, « lentement », par glissement. C’est dans ce même poème qu’il est question du « Fremdling », de l’étranger marchant à pas sonores dans la nuit d’argent et d’un bleu gibier qui doit garder mémoire de son sentier et des accords harmonieux de ses années spirituelles.
Commenter  J’apprécie          10
23Heidegger termine sa conférence en affirmant que notre pensée demeure trop courte et notre oreille sourde lorsque nous voyons en Trakl un poète de la décadence et que nous le jugeons « étranger à l’histoire ». Sa poésie n’a pas besoin de sujets historiques car elle parle du processus historique lui-même, du destin réservé à l’espèce humaine et, ajoute Heidegger, ainsi elle la sauve (rettet). Dans une conférence datant de la même année 1953, Heidegger insiste sur le fait que ce mot signifie originellement « faire apparaître », le salut devant être compris comme le fait d’amener quelque chose à son être23. Est-ce là, demande-t-il, encore un rêve romantique qui demeurerait à l’écart de la technicité et de l’économie du monde moderne ? ou bien est-ce là au contraire le clair savoir du dément, de celui qui ne se laisse pas enfermer dans l’actuel, déploie la dimension d’un avenir qui n’est pas seulement la prolongation du présent et demeure ainsi dépourvu de tout destin capable de concerner l’homme dans l’origine même de son être ? Le site de la poésie de Trakl est donc le pays du soir, une terre spirituelle : en tant que tel il s’oppose aussi bien à l’Occident métaphysico-chrétien qu’à l’Europe économico-technique, aussi bien au passé qu’au présent. Cet Occident auquel nous appelle Trakl est le pays des ingénérés, un Occident encore en latence (verborgen). Trakl est ainsi, aux yeux de Heidegger, le poète d’un tel Occident à venir.
Notes
1 Cf. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 323-385.
2 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 1976.
3 Cf. La Nouvelle Revue Française, janvier et février 1958, n° 61, p. 52-75, et n° 62, p. 213-236.
4 Cf. M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfullingen, 1959, p. 37 ; traduction, op. cit., p. 41-42.
5 Ibid., p. 230, traduction, p. 215.
6 Cf. Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, § 32, p. 198 [153] sq.
7 Cf. Martin Heidegger, « La chose » (1950) in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1954, p. 212.
8 Cf. Essais et conférences, op. cit., p. 213.
9 M. Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 8.
10 Voir dans Qu’appelle-t-on penser ? , Paris, PUF, 1959, p. 53 sq. le commentaire que fait Heidegger de cette parole de Nietzsche.
11 Acheminement vers la parole, op. cit., p. 49.
12 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Mercure de France, 1958, p. 152.
13 Ibid., p. 11.
14 C’est la traduction qu’en donne François Fédier dans F. Hölderlin, Douze poèmes, Paris, Orphée, La Différence, 1989, p. 65.
15 Voir à ce propos la lecture que Derrida fait, dans De l’esprit, Paris, Galilée, 1987, p. 137 sq., du texte de Heidegger qu’il ouvre par ces mots : « Cette Erörterung du Gedicht de Trakl est, me semble-t-il, un des textes les plus riches de Heidegger : subtil, surdéterminé, plus intraduisible que jamais. Et bien entendu des plus problématiques. »
16 M. Heidegger, Être et temps, op. cit., § 65, p. 389 [329].
17 Cf. M. Heidegger, Schelling, Paris, Gallimard, 1977 (Cours du semestre d’été 1936), p. 182 sq.
18 Acheminement vers la parole, op. cit., p. 67.
19 Ibid., p. 69. Beaufret traduit ici de manière peu claire das Versammelnde par « ce qui appareille » au sens de ce qui met en paire.
20 Cf. en particulier Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 327.
21 Ibid., p. 75.
22 Ibid., p. 76.
23 Cf. « La question de la technique », in Essais et conférences, op. cit., p. 38. Voir également p.
Commenter  J’apprécie          10
6
Heidegger suggère ainsi que tout dialogue pensant avec la poésie d’un poète demeure pris dans ce « cercle herméneutique » où situation et éclaircissement se présupposent réciproquement l’une l’autre. Le terme de Zwiesprache auquel il a alors recours indique ici la situation d’une parole échangée entre deux partenaires, et Heidegger souligne que le vrai « dialogue » avec la poésie est celui des poètes entre eux, ce qui implique que dans ce cas la parole échangée est dans les deux sens poétique. Mais un autre dialogue est aussi possible et parfois même nécessaire, c’est le dialogue de la pensée et de la poésie, car toutes deux ont un rapport insigne à la parole. Heidegger retrouve ici une idée qu’il a déjà exposée maintes fois dès les années trente, et d’abord dans ses premiers « éclaircissements » de la poésie de Hölderlin : pensée et poésie ne se bornent pas à utiliser les mots, n’ont pas un rapport instrumental au langage, mais se déploient toutes deux dans l’élément même de la parole, ce qui implique qu’en elles le « sens » ne soit pas détachable de son support langagier. Ce rapport insigne à la langue, bien qu’il soit différent dans les deux cas et qu’il ne permette donc pas d’identifier poésie et pensée, mais plutôt de parler de leur « voisinage », c’est un rapport d’habitation, un être à demeure dans la parole qui caractérise le statut de ceux que Heidegger ne nomme pas les hommes, mais bien les mortels, ceux, dit-il dans une conférence datant de la même époque, qui sont « capables de la mort7 ». Mortel n’est donc pas le nom d’un être pourvu de déterminations négatives, comme c’est traditionnellement le cas, mais au contraire une appellation qui implique une « capacité » : la capacité de ne pas s’ériger en sujet de représentation, de ne pas se constituer en « point archimédique », pour reprendre une expression cartésienne, mais de se penser au contraire comme « au service » de l’apparaître, comme « employé » (gebraucht) par l’être, et comme son partenaire dans le dialogue entretenu avec lui. Le mortel est celui qui répond à l’appel de l’être et qui n’est donc pas en position première, ce qui implique que sa parole n’est pas son instrument docile, une technique qu’il se serait donnée à lui-même pour maîtriser les phénomènes, mais au contraire un don qu’il reçoit et de l’usage duquel il a à répondre. Le penseur et le poète font l’un et l’autre l’épreuve de cet « être » de la parole, et ici le mot Wesen a le sens que lui donne Heidegger depuis déjà les années quarante, à savoir le sens de l’ancien verbe haut allemand wesan, qui signifie « déployer son être », plutôt que celui traditionnel d’» essence », qui suppose la distinction, elle-même traditionnelle, de l’essence et de l’existence, et le khorismos, hérité du platonisme, séparant le sensible de l’intelligible.
Commenter  J’apprécie          10
De même qu’on peut découvrir un « argument ontologique » et une preuve de l’existence de Dieu dans l’idée d’un être si parfait qu’il ne peut exister dans l’intellect seul, mais doit nécessairement aussi exister en réalité, ce qui implique qu’on ne puisse penser sans absurdité sa non-existence, il est possible d’accepter l’idée d’un « argument thanatologique » qui ferait du savoir de la mort un savoir absolument certain, incomparable aux autres sortes de savoirs, qui, nous ouvrant à la démesure de ce dont il n’est pas d’expérience possible, serait en nous la première origine de toute pensée du divin.
Commenter  J’apprécie          20
Il est vrai que ce texte virulent répond aux jugements eux-mêmes non dépourvus de violence que Simone Weil porte sur le judaïsme et qui l’ont d’ailleurs conduite à se tourner d’abord vers le christianisme, puis vers l’Inde. Il n’en demeure pas moins que l’idée selon laquelle seule l’humanité judéo-chrétienne est la véritable humanité, le reste, à savoir tous ceux qui n’appartiennent pas à la « famille monothéiste »‒ aujourd’hui plusieurs milliards d’êtres humains ‒ ne représentant qu’une sous-humanité, est l’expression, là encore, d’une mentalité coloniale.
Commenter  J’apprécie          20
3
La conférence « Die Sprache im Gedicht » comporte en effet le soustitre suivant : « Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht », que Beaufret, qui a traduit cette conférence dès 1958 3, rend par « Situation du dict de Georg Trakl ». Je laisse de côté pour l’instant le mot Gedicht, pour me concentrer sur le mot Erörterung, situation. Ce mot signifie en allemand courant « discussion », « débat », mais Heidegger veut ici lui donner son sens étymologique, car ce mot est construit sur Ort, qui signifie lieu ou site. Il s’agit donc moins pour lui de s’engager dans une analyse exhaustive de la poésie de Trakl que d’indiquer son site. Mais qu’est-ce que le site d’un dire poétique, si l’on n’entend pas cette question de manière historiographique, c’est-à-dire par rapport à l’époque, au pays et à la langue, ni de manière biographique, c’est-à-dire par référence à l’histoire personnelle de son auteur, ni de manière psychanalytique, c’est-à-dire par référence non pas au psychisme conscient, mais à l’inconscient et aux fantasmes de l’auteur, et si enfin on ne l’entend pas non plus de manière sociologique, c’est-à-dire comme relative à un milieu social donné ? Histoire, biographie, psychanalyse, sociologie, nous avons reconnu là les cadres interprétatifs fondamentaux des oeuvres d’art qui ont cours aujourd’hui, et si Heidegger cite ici la psychanalyse, lui qui n’en parle pratiquement jamais, c’est précisément parce que celle-ci a été souvent invoquée pour rendre compte des rapports que Trakl a entretenus avec sa sœur Grete. Un de ses poèmes est bien intitulé « Inceste », en allemand « Blutschuld », littéralement « faute de sang », mais rien ne permet de conclure que quelque chose de tel a véritablement eu lieu, et même si ce fut le cas, cela ne suffit certainement pas à expliquer cette volonté d’autodestruction qui anima aussi bien le frère, qui devint pharmacien pour pouvoir se droguer, que la sœur, qui se suicida à vingt-cinq ans, trois ans après son frère, lui-même mort d’une « overdose » de cocaïne à vingt-sept ans. Il ne s’agit donc pas pour Heidegger de se référer à aucun de ces cadres interprétatifs externes à l’œuvre pour comprendre celle-ci, mais de trouver au contraire en l’œuvre elle-même le principe de sa compréhension. C’est pourquoi il fait allusion au sens étymologique du mot « Ort », site, qui ne signifie pas le lieu au sens général, mais désigne originellement la pointe de la lance où se rassemble toute la puissance de l’arme, c’est-à-dire ici le point de convergence, de rassemblement, le point suprême et extrême de l’œuvre. Questionner en direction du site du dire poétique de Trakl, c’est donc chercher non pas un lieu délimité et statique, un point qui renfermerait en soi comme en une capsule la quintessence de l’œuvre, mais au contraire un point dynamique, la source à partir de laquelle se répand l’onde mouvante de la multiplicité des poèmes. C’est précisément parce qu’un tel site est la source de l’œuvre qu’il en demeure l’origine voilée. Et c’est cette origine des poèmes multiples que Heidegger nomme « Gedicht », un mot utilisé en allemand pour désigner un poème singulier, mais qui a aussi, à cause de la particule ge-, le sens du rassemblement de l’ensemble de ce qui est oeuvre poétique. On comprend mieux à partir de là la phrase de Heidegger qui dit que « Jeder grosse Dichter dichtet nur aus einem einzigen Gedicht » et que Beaufret traduit comme suit : « Tout grand poète n’est poète qu’à partir de la dictée d’un Dict unique, du tout d’un Gedicht qui demeure lui-même informulé, mais dont chaque poème singulier provient. Sans source unique, sans site un, il n’y a pas en effet pour Heidegger de « grande » poésie.
Commenter  J’apprécie          00
16

On atteint là, avec la figure d’Elis et de l’enfant, à un moment essentiel de la poésie de Trakl. Elis, à côté de Sébastien et d’Hélian, autres figures d’enfant présentes chez Trakl, est pour Heidegger l’incarnation même de l’étranger, mais non pas de Trakl lui-même – pas plus, précise-t-il, que le Zarathoustra de Nietzsche ne peut être identifié à Nietzsche lui-même. Heidegger souligne la similitude qu’il y a entre Elis et Zarathoustra dans la manière non négative dont ils comprennent le déclin et s’engagent en lui. Elis est la figure de l’enfance, d’une enfance plus ancienne que la vieille espèce en décomposition, plus ancienne, note Heidegger, parce que plus sinnender, plus voyageuse, plus sereine, hors dissension. Qu’est-ce en effet que l’enfant ? Celui en qui la dualité des sexes n’est pas encore devenu dissension, celui dont l’allemand parle au neutre, et qui abrite et réserve en soi le tendre double pli des sexes. Elis ne se décompose pas, mais il perd son être (entwest) dans la précocité qui est la sienne, une précocité dont Heidegger dit qu’elle n’est pas encore venue au porter, zum Tragen, et il faut ici entendre ce mot au sens du vieil haut allemand giberan, qui veut dire porter un enfant, enfanter. C’est précisément, selon Heidegger, ce non-enfanté que Trakl nomme l’ingénéré (der Ungeborene) dans le poème intitulé « Clair printemps », « Heiterer Frühling ». L’ingénéré et l’étranger sont le même, ce qui implique que celui qui s’est séparé n’est pas décédé, au contraire, il n’est en quelque sorte pas encore né. Or cette précocité ou ce matin dans lequel l’étranger est entré en déclinant est un temps tout particulier, le temps des années spirituelles. Il s’agit là d’un temps particulier parce qu’en lui la fin de l’espèce décomposée précède le début de l’espèce ingénérée. La véritable temporalité, suggère ici Heidegger, n’est pas linéaire, comme la métaphysique se la représente depuis Aristote, qui a défini le temps comme le nombre du mouvement. Le vrai temps est la venue de ce qui a été, non pas du passé, c’est-à-dire du révolu, mais le rassemblement de ce qui a été et qui précède toute venue. Ce vrai temps, comme déjà Heidegger le montrait dans Être et temps, se caractérise par le fait qu’en lui avenir et passé sont dans un rapport réciproque, sont en co-appartenance ou en co-originarité. Ce temps, Trakl le nomme spirituel, « geistlich ». Le mot geistlich, dont le sens originel signifie « ce qui va dans le sens de l’esprit », a aujourd’hui été restreint à son contraste avec le temporel et associé à l’état ecclésiastique, celui du prêtre. Heidegger note que Trakl évite l’emploi du mot « geistig » qui est, lui, dans l’usage courant, non pas opposé au temporel, mais au matériel, et fait donc ainsi partie de la grande opposition métaphysique du sensible et de l’intelligible15. Or une telle façon de voir est celle de l’espèce en décomposition. C’est la raison pour laquelle, explique Heidegger, le crépuscule dans lequel entre l’étranger ne peut nullement être nommé geistig.
Commenter  J’apprécie          00
Françoise Dastur
9
Il n’est pas possible ici de suivre dans le détail tous les rapprochements qu’opère Heidegger entre des vers de poèmes différents. Il suffit peut-être de souligner que Heidegger tente de cerner, par ces citations, la signification de l’azur pour Trakl, de ce bleu ou de cette bleuité dont parlait déjà Hölderlin dans un de ses derniers poèmes, « En Bleuité adorable », et qui représentait pour Novalis, poète admiré par Trakl, la couleur de l’idéal dans son Heinrich von Ofterdingen. Un des vers cités par Heidegger au sujet de l’azur le caractérise comme « heilig », saint ou sacré, et il faut se souvenir que ce terme chez Hölderlin ne doit pas être compris dans son sens courant, comme ce qui s’oppose au profane et comme constituant par là une autre région par rapport au mondain, mais dans son sens littéral qui signifie l’indemne, l’intact, le non entamé, le verbe heilen, qui veut dire guérir, appartenant à la même famille que l’anglais whole, entier. On comprend mieux à partir de là que Heidegger puisse affirmer que l’azur n’est pas une image du sacré, mais le sacré lui-même en tant qu’il est profondeur recueillante, puissance de rassemblement. Il y a donc une relation entre l’azur, le spirituel et le sacré. Le bleu gibier dont il est question dans le poème et auquel le poète enjoint de ne pas oublier le sentier de l’étranger est donc un drôle d’animal, puisqu’il doit se souvenir et regarder, un animal encore à venir, cet animal rationale dont Nietzsche disait qu’il n’était pas encore fixé, pas encore établi dans son essence propre10. L’établissement, la définition arrêtée d’un tel animal qui réunit en lui le sensible et l’intelligible est l’objet des efforts de la métaphysique occidentale depuis Platon, et Heidegger, qui a cherché dans Être et temps à donner une tout autre définition de l’homme, n’hésite pas suggérer que ces efforts sont peut-être vains, car les prémisses dont elle part, à savoir la dualité interne de l’homme, ne lui ouvre aucune voie praticable. Cet animal non encore arrêté en son être parce que double, c’est l’homme de maintenant. Alors que le bleu gibier est ce mortel qui se souvient de l’étranger, donc de l’âme et de son cheminement, et qui voudrait avec lui voyager jusqu’au foyer de l’essence humaine. Ceux qui accompagnent ainsi l’étranger dans son voyage, ce sont les peu nombreux, les inconnus, « s’il est vrai, ajoute Heidegger, que l’essentiel advient furtivement, à l’improviste, et comme l’exception11 ». On ne peut ici que voir une réminiscence de ce passage du Zarathoustra de Nietzsche, intitulé « L’heure la plus silencieuse », où il est dit que « ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombe qui dirigent le monde12 ». Cette mise en relation par Heidegger de la poésie de Trakl avec la pensée de Nietzsche paraîtra moins arbitraire si l’on rappelle que Trakl a lui-même été un lecteur et un admirateur passionné de Nietzsche.
Commenter  J’apprécie          00

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Listes avec des livres de cet auteur
Lecteurs de Françoise Dastur (39)Voir plus

¤¤

{* *} .._..