Recommandation #8 Corps et âme de Frank Conroy
Littérature étrangère (USA) - 4,33/5
L'histoire d'un homme, Claude Rawlings. L'histoire d'un don. L'histoire d'une ascension au rythme du piano.
Musique, musique, pour un temps, apaise nos tourments.
« La musique était là, simplement, sans qu’il y pense, sans qu’il se concentre sur elle. Il n’en était pas plus conscient que de sa propre respiration. Il n’avait pas l’impression qu’il la faisait mais qu’elle existait indépendamment, circulant dans un coin de son cerveau. » (p. 79)
Il joua presque sans savoir ce qui se passait. Dans le sous-sol de Weisfeld, Frescobaldi avait montré quelques variations au violon sur la mélodie originale, mais à présent il s’en éloignait presque entièrement – tombant en piqué, éclaboussant, pirouettant, lançant un nuage de spiccatos, faisant voler des staccatos, ricochant dans toutes les directions. Il donna des coups d’archet près du chevalet, près de la touche. Il frappa les cordes. Il produisit des douzaines de sons différents – de la flûte au banjo, jusqu’à quelque chose qui en vérité, ressemblait au bêlement d’un agneau – le tout formant une pièce d’architecture musicale qui retombait sur la partie de piano avec autant de précision qu’une tasse sur sa soucoupe.
Le son lui-même semblait l'envelopper d'une sorte de grande cape protectrice, l'enclore dans une bulle d'énergie invisible. (...)
Le sentiment de solitude le submergeait, provoquant moins la peur que du malaise. Il allait au piano, faisait du bruit, se glissait dans la bulle protectrice, s'oubliait. (p. 31)
Jouant pour Menti, il apprit à masquer ses émotions, à ne pas bouger, à se concentrer sur une exécution propre. Mais dans le sous-sol du magasin de musique, c'était différent. Il fermait les yeux afin de mieux percevoir le bain de couleurs, oubliait ses mains, s'oubliait lui-même, écoutait les structures, les lignes entrelacées. Il jouait sans se préoccuper des erreurs, tout à son désir de sentir l'éxaltation spéciale qui montait en lui lorsque la musique prenait les commandes, une émotion si intense que les larmes lui venaient parfois aux yeux.

Le canapé bleu les mit à l’épreuve pendant plus d’un mois. Ils gardaient leurs vêtements, mais leurs mains et leurs bouches n’ignoraient rien de l’autre. Claude parvenait à se contrôler mais l’effort le rendait fou. Lorsqu’il atteignait le point de saturation – le corps tendu à la limite, les lèvres sensibles, gorgées de sang, le pelvis endolori, le pénis gourd et dur comme du bois, le cœur battant à coups redoublés dans sa poitrine – il se jetait en arrière et roulait sur le sol loin d’elle.
Puis un soir, alors qu’elle était allongée avec lui sur le canapé bleu, sa chevelure brune se balançant librement sur les temps de Claude tandis qu’elle lui mordillait la bouche, elle releva soudain sa jupe, dégrafa le jeans, prit le sexe de Claude dans sa main, écarta son slip, se coula en lui dans un gémissement tremblant. Il s’épanouit dans sa chaleur moelleuse.
« Ne jouis, pas, chuchota-t-elle, ne jouis pas, ne jouis pas… » tout en se mouvant de haut en bas avec une lenteur atroce. Cela s’était passé si vite – tout à coup il était en elle – que le cerveau de Claude eut besoin d’un moment pour rattraper son corps. Il se contrôla aussi longtemps qu’il put puis repoussa très vite des hanches du plat de la main et éjacula en l’air. Elle retomba, cramponnée à lui de toutes ses forces. Étourdis, ils restèrent étendus en silence un long moment.
Claude comprit que tous ces inconnus étaient entraînés dans quelque chose de commun, qu'une force invisible avait balayé toutes leurs différences. Ils ne faisaient qu'un, ils étaient unis. Et tandis qu'il se cramponnait encore plus fort au réverbère, il sentit ses propres larmes couler, parce qu'il était absolument seul, enièrement à part, et qu'il savait que rien ne pourrait jamais changer cela.
(...) où qu'il se trouvât, dès qu'il s'asseyait au piano, le monde qui l'entourait n'avait simplement plus d'importance. Sa relation physique avec le piano était immuable. Tout le reste était transitoire. ses repères étaient là. (p. 210)
La littérature est un fleuve.
Claude perçut le contrôle exquis avec lequel Fredericks libérait la musique dans l'air. C'était surnaturel. Le piano sembla disparaître, seules les lignes emplirent la conscience de l'enfant, l'architecture de la musique éclairée dans ses moindres détails, l'annonce entière scellée, flottant, se repliant sur elle-même . Puis le silence. Claude souffrit devant devant une telle beauté. Il eût voulu quitter son corps, suivre la musique là où elle s'en était allée, dans l'hyperespace, quel qu'il fût, qui l'avait avalée. (p. 155)