Abel commence à retirer sa chemise de veille toile , lavée et rapiécée maintes fois , certainement par cette femme silencieuse penchée sur ses haricots. Je doute qu'elle soit sa mère , mais elle ne l'en couve pas moins du regard. (P65)
L'homme est un matérialiste pathétique. Même le mystique. Il regarde la coquille et pense avoir vu l'oeuf. Moi, je sais, j'ai mieux vu, je vois autre. La réalité ordinaire n'est qu'un reflet à la surface d'un lac sans fond. Moi, je traverse, je voyage, je m'en vais et je reviens. Qui sait que les étoiles sont des cloches, qui tintent comme elles pulsent, dans le chant continu de la nuit creuse ? Qui connaît le frisson éthéré de la terre, quand elle vomit ses enfants en cachette du soleil ? Qui a reçu les embruns tragiques du passé s'écrasant sur les digues d'aujourd'hui ? Qui a vu, à l'horizon, l'avenir jouer tel un chaton avec la lumière irisée du néant ? J'ai vu. Je vois. Comme un grain de poussière tombé dans l'oeil de Dieu. En attendant le battement de paupière.
J'ai vu passer une ombre, à ma droite, contre le meuble. Il y a quelqu'un, derrière moi, qui a masqué la lumière de la cheminée pendant une fraction de seconde. Je ne me retourne pas. Si on cherche à me faire peur, c'est réussi. J'écoute. Sans bouger. Comme si l'immobilité pouvait me rendre invisible, malgré la chandelle au bout de mon bras. La pluie bat contre les grandes fenêtres derrière leurs rideaux empesés. Les braises soupirent faiblement en finissant de s'endormir. Au loin, le vent secoue les arbres, leur bruissement émerge par moments. Et l'obscurité se fait plus épaisse. La clarté de ma bougie semble se réduire, comme si la flamme perdait sa lutte contre la nuit.
Ca fait un quart d'heure que je vous entends brailler . Il n'y a personne ici, ce soir. Allez dans votre chambre , ou bien allez au diable , mais arrêtez de m'emmerder. (P141)