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Citations de Frédéric Ploussard (32)


Je ne me sentais guère père. A son crédit, elle se sentait mère. Je la trouvais déprimée, tendue, revêche, à cran. Elle me jugeait défaillant, idiot, geignard, égoïste. Amant flottant, maîtresse allaitante. Je dormais de plus en plus souvent dans le canapé du salon.
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J’étais une victime et valait mieux pas que je m’en vante. Mes parents n’avaient pas de tendresse particulière pour cette catégorie de la population.
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Je n’avais pas de soucis sérieux jusqu’à ce jour-là. Quelques incompréhensions, des trucs de gosse mal dans sa peau, avec des parents qui habitaient la leur de manière bizarre.
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Ce monde qui m’avait accueilli avec pas mal de difficultés et beaucoup de remarques, ce monde qui n’était que la norme à laquelle il ne faisait pas bon déroger.
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La nature est rancunière dans les parages.
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Mon cerveau devenait opérationnel. Ce qui n’était peut-être qu’une impression car, au cours de l’été, je n’avais eu que ceux de mes parents pour comparer.
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LES ARBRES aux angles improbables. Leurs racines souffreteuses. Les troncs ravinés par l'acide ne m'avaient pas manqué. Les fougères, les ronces, les noisetiers aux couleurs de l'automne éternel. Pas davantage. Des corneilles se battent au-dessus de moi. Mes pieds subissent la succion à chaque pas. C'est vert et brun et noir. Gris également, si on y intègre le nuage triste qui nous surplombe par-delà les frondaisons.

La nature est rancunière dans les parages. Cette forêt s'étend sur plusieurs milliers d'hectares, et ce que j'en vois corresond bien à l'image déprimante que j'en ai gardée.
[incipit]
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Souvent les gosses qui ont été les plus durs sont ceux qui sont les plus heureux de nous recroiser lorsque le hasard de la vie nous remet en présence. Quelles qu’aient été les difficultés traversées, ils ne nous en tiennent pas griefs, ils se souviennent seulement que nous avons été là pour eux et, sur ce point, nous ne souffrons d’aucune concurrence car personne d’autre n’a jamais été là pour eux.
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Le psychiatre de secteur n’avait rencontré Cindy qu’une fois depuis son arrivée au foyer. Quatre minutes d’entretien, et il avait dû refaire son bureau suite au début d’incendie. De mémoire : « Cindy porte en elle les fulgurances annonciatrices des sombres lendemains qui lui semblent promis. » Ce n’était pas faux tant elle était prompte à passer de la plus complète apathie à la plus complète démence, mais de là à parler de « fulgurances »…
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Ces jeunes pratiquaient la maltraitance déconstructive et c’était une facette de notre boulot de maintenir le cap en pratiquant la maltraitance constructive.
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Tous mes contemporains étaient en bas et ils se croyaient tout permis. Je vivais dans leur monde. Ils étaient bien gentils de m’accueillir.
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Les ateliers Tapelot avaient fourni l’eau de la semaine du goût organisée par l’institut d’aide par le travail qui sous-traitait une partie de la production de la collection Désir d’opaque. Arsène n’en avait été informé qu’au troisième jour. Cette eau était le résidu des dernières expérimentations du chercheur. Elle avait connu la haute pression de l’opaque profond et de sa bactérie vorace avant de cuire les pâtes à l’institut. Deux pensionnaires étaient décédés dans la semaine. Le premier assis dans son fauteuil, dur comme du bois. Le deuxième, dans l’escalier. Le chef de service avait dû faire scier la rampe.
– Une légère constipation pour les autres, le chef de service a flippé c’est tout, se justifia Tapinski. La mort fait pleinement partie de la prise en charge dans ce genre d’établissement. Que ça tombe la semaine du goût les a un peu embarrassés, mais pour ta gouverne, ils ont connu d’autres problèmes depuis, des soucis de canalisations dans les sanitaires. Les aléas du quotidien au crépuscule.
– Franchement je m’en tape de savoir qu’ils ne peuvent plus tirer la chasse. On peut dire que tu sais me rassurer François.
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PAPA, en bout de table, contracté de bas en haut, rechignait devant son demi-verre de vin. Le précieux liquide avait vieilli dans la bouteille ouverte l'année précédente, rebouchée avec une capsule en plastique parce qu'on n'avait pas retrouvé le bouchon, et elle était déjà repartie sous l'évier en l'attente de l'année prochaine. Son avant-bras droit avait pris un coup de soleil hivernal. La peau de sa main pelait. C'était le bras qu'il posait sur la fenêtre ouverte de la portière lorsqu'il enseignait la conduite. Il aimait avoir les manches retroussées, mon père. Huit heures par jour, cinq jours par semaine à engueuler les candidats au permis. Ce bras était la preuve que l'on pouvait bronzer en Lorraine toute l'année. Si papa avait été routier, il aurait eu l'autre avant-bras bronzé. C'était à ça qu'on reconnaissait les moniteurs d'auto-école à l'époque, à leur avant-bras droit bronzé. Avant la climatisation pour tous.
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Le psychiatre de secteur n'avait rencontré Cindy qu'une fois depuis son arrivée au foyer. Quatre minutes d'entretien, et il avait dû refaire son bureau suite au début d'incendie.
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Tendre les jambes, baisser la tête, attraper l'eau avec les bras pour s'y agripper. La repousser pour s'introduire en elle. Souffler et se vider de son air, devenir l'eau, glisser entre ses strates, sans bruit, sans éclaboussure jusqu'à ressortir la tête au loin. Ramener les bras, se remplir d'air à nouveau. Flotter, replier les bras, capituler des jambes, plonger la tête dans l'autre monde. Souffler et recommencer. Deux cents fois pour nager cinq cents mètres. A plat. j'appréciais de nager comme la grenouille.
P 131-132 Editions Héloïse d'Ormesson
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La télé était à Julianne ce que le feu de camp devait être aux hommes primitifs. Elle éloignait les ténèbres, réchauffait son corps et la protégeait des prédateurs.
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Mélanie me saute littéralement au visage. Je me sens con; effectivement. Le bâton que j'ai ramassé dans le bois et le sécateur se heurtent. Elle reste longtemps dans me bras. Son corps palpite contre le mien. Elle sent le sapin.
"Oh, Dom! Ca me fout la trique de te revoir!"
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(Les premières pages du livre)
Elle lisait le message qu’elle venait de recevoir sur son smartphone. Jérôme, son mari, dormait encore. Il s’était couché ivre au petit matin. Comme presqu’à chaque fois qu’il n’était pas d’équipe de nuit. Après avoir traîné au bar du port, il avait continué à boire à la maison, avec son pote, le gros Evan, celui qui avait perdu une jambe sous un container. Elle s’était pris une claque dans la nuit parce qu’elle leur avait demandé de baisser le son du match de baseball...Partir. Un thé infusait sur le plan de travail. Le message émanait de son beau-père. Il était en mer sur son chalutier à proximité des côtes anglaises et il avait pensé à elle. Blanche avait nettoyé et rangé le salon. Evan avait probablement dormi dans le canapé qu’il avait quitté à l’aube. Le salon, la cuisine, les chiottes. Un sac poubelle plein de merdouilles, puis elle s’était douchée, habillée, maquillée. Toujours un minimum de fond de teint à fort pouvoir couvrant pour cacher la misère, même s’il évitait son visage le plus souvent. Ce dont il se vantait. «Son cul et son visage, qu’est-ce qu’elle a d’autre?» Humour de docker.
Mais pas vraiment, pas cette nuit. Elle avait un bleu marbré sur la pommette en se levant.
Partir.
Il était dix heures. Par la fenêtre de la cuisine, elle aperçut la factrice devant l’immeuble alors qu’elle portait la tasse à ses lèvres. L’appartement était au troisième étage, les boîtes aux lettres au bord de la route, la fenêtre donnait de ce côté-là. C’était son anniversaire aujourd’hui. Le père de Jérôme le lui souhaitait dans son message. Trente-et-un-ans. Il lui demandait également des nouvelles de son frère. Blanche avait eu son frère au téléphone la veille au soir. Geoffrey lui avait annoncé avoir posté un cadeau. Il travaillait dans un atelier de confection à Bourgevel et chaque année, pour son anniversaire, il lui envoyait des grosses écharpes ou des moufles qui servaient peu dans le Finistère. Ça les faisait marrer avec Malika, sa meilleure amie. C’était l’intention qui comptait. Il l’avait appelée du standard de son foyer dans les Alpes, il avait perdu son portable, ce n’était pas la première fois. Elle avait toujours un pincement au cœur en pensant à son petit frère. Geoffrey ne s’était jamais complétement remis de l’accident de voiture qui avait coûté la vie à leur mère et dont Blanche était sortie indemne vingt ans plus tôt. Il avait été hospitalisé plus d’un an. Hébergé quelques mois avec elle en famille d’accueil à sa sortie pour ensuite être placé dans un premier foyer pour handicapés, puis un deuxième et, à sa majorité, un centre d’aide par le travail dans les Alpes qui l’hébergeait depuis onze ans. Elle le voyait peu. La dernière fois, c’était à son mariage. Son mari n’appréciait pas son beubeu de frangin, comme il l’appelait.
Blanche était restée dans la famille d’accueil. Leur père n’existait pas. Adolescente perdue et apeurée, une période tellement difficile, la pire. Quoiqu’aujourd’hui c’était la pire aussi, apeurée encore. Différemment.
Partir.
Elle le remercia pour son message. Le père de son mari, comme son mari, était un filou, mais lui n’était pas doublé d’un sale con. Elle frissonna en débouchant dans le hall. Son beau-père savait ce qu’elle endurait et il prenait toujours de ses nouvelles. Un filou délicat, le beau-père. Une fois dehors, elle se retourna pour regarder la façade de l’immeuble: la fenêtre de leur chambre, volets fermés, aucun mouvement derrière les vitres du salon, calme plat. Encore en train de cuver. Les meilleurs moments de sa vie de couple quand elle y réfléchissait.
Lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder.
Au matin, elle ne craignait plus sa violence. Juste ses excuses ou son arrogance ; ce qui n’était pas moins douloureux. Elle se mit sur la pointe des pieds pour atteindre la boîte aux lettres. Capuche rabattue sur le visage, en sweat, ses longs cheveux auburn ramassés ; elle portait un jeans et des Vans bleues aux pieds. Une grosse enveloppe se trouvait bien à l’intérieur. L’écriture du petit frère en diagonale sur le papier, le cachet du foyer dans un angle. Elle s’en saisit. Geoffrey lui avait dit qu’elle serait fraîche, et c’était vrai. Elle la décacheta avant de remonter. Elle contenait un tee-shirt gris-noir qu’elle déplia. De taille 6XL au moins le maillot. Et un mot au feutre sur un papier à carreau qui lui glissa des mains : BONE ANNIVAIRSERE GRANDE SŒUR !
Entouré d’une trentaine de cœurs dessinés aux crayons de couleur.
Un tee-shirt toile de tente quasi-noir.
Il faisait chaud dans l’ascenseur mais le tee-shirt lui semblait bel et bien frais. Au téléphone, Geoffrey lui avait expliqué qu’ils ne produisaient plus de moufles pour les maisons de retraite. Les prisonniers leur avaient piqué le marché, moins chers, plus adroits et tout aussi disponibles. Eux cousaient désormais de la lingerie de corps dans un tissu fait d’une matière grise thermorégulée. De la matière grise, son frère en avait toujours eu à revendre mais l’accident avait tout rempilé autrement. Il avait ajouté qu’il avait eu super mal au ventre les jours précédents, parce qu’ils avaient mangé trop de nouilles chinoises pendant la semaine du goût. Elle était habituée à ses histoires sans queue ni tête. Elle ouvrit la porte de l’appartement et déposa le tee-shirt dans le vestibule en apercevant Jérôme assis à la table de la cuisine. Il s’était manifestement fait couler un café tout seul et c’était presque un deuxième cadeau d’anniversaire. L’apercevant, il lança :
– T’as une sale gueule Blanche !
Presque.

Un mois plus tard, Blanche faisait défiler les photos qu’elle venait de prendre sur l’écran de son smartphone. Son buste, son cou, son visage, pris en reflet dans le miroir.
Un bip se fit entendre. Un autre SMS de Jérôme. Il l’avait déjà appelée deux fois depuis qu’elle était dans la salle de bains. Elle n’avait pas décroché. Aucun bruit derrière la porte. Le verrou était tiré. Elle alluma la radio. Une journaliste interviewait Matthias Lescut, un cosmonaute français. Blanche lut le message: «Tu sais les couleurs de nos vies, celles qui demeurent. J’avais besoin du tee-shirt et j’ai oublié le psy. La nuit sucrée nous sortira de cette journée acide. Sors et maintenant et demain...»
Patati patata. Ses excuses.
Les couleurs. Ses couleurs à lui, mais ses couleurs à elle aussi. Elle les voyait bien, là, dans la glace. Violacées. Sa poitrine sur tout le côté droit, mélange d’ancien et de nouveau. Son sein gauche, toujours le gauche, avec la trace de ses doigts. Et son œil qui bleuissait déjà. Sa lèvre. Elle prit un pantalon, un sweat. Sa naïveté.
La raison n’était pas importante. Il y en avait toujours une. Ce soir, deux. D’abord celle de ne pas foutre la main sur le tee-shirt. Jérôme l’adorait ce tee-shirt. Elle aurait dû se taire, ne rien ajouter, mais elle avait commis la maladresse de lui demander ensuite s’il était passé chez le psy, c’était lui qui avait proposé, et les coups avaient commencé à pleuvoir.
Les insultes habituelles. Poussée, secouée, acculée contre la porte de la salle de bains. Une bonne dérouillée. Réfugiée à l’intérieur.
Il était resté derrière la porte un moment. Elle, immobile contre la baignoire, à serrer les dents, à écouter sa douleur pulser. Elle avait préparé un sac. Caché dans le vaisselier. Toujours une raison. Elle n’avait pas répondu. Alors il avait mis un coup dans la porte. Puis il avait essayé de lui téléphoner. Deux fois. Puis de la chambre le message : « Sors et maintenant et demain... »
Et demain tout continuera.
Elle n’avait jamais pensé le quitter, jamais vraiment pensé le quitter. Jusqu’à la mort de Brune. Ils étaient en couple depuis plusieurs années, mariés depuis deux. Il l’avait toujours battue. Peut-être pas les six premiers mois, ou c’était sa mémoire qui la trahissait. Une claque au début. « Oh ! chérie t’arrêtes! » Des pincements, des tapes du dos de la main. Et ces dévalorisations incessantes: «Ce que t’es conne!», «Tu me pousses à bout princesse», «Je m’en veux poulette, tu es tout pour moi, mais t’abuses!» Elle l’excusait. Elle s’excusait aussi. S’excusait de le pousser à bout. Excusait l’inexcusable pour tout encaisser. Tout recommencer. Se rabibocher. Pardonner.
Jusqu’à la semaine dernière, Brune Parchoie, première goutte, et hier, deuxième...
Hier, son frère l’avait appelée pour lui annoncer qu’on l’avait changé de foyer. Elle ne l’avait pas eu depuis son anniversaire. Un problème d’intoxication à cause des nouilles chinoises, il y avait eu deux morts. Qu’elle ne s’inquiète pas, il allait bien. Les projets individuels avaient été reconsidérés: le sien étant équitation, il allait probablement se retrouver à bosser dans un chenil parce qu’un haras, fallait pas rêver !
Il n’avait toujours pas de téléphone, mais il en aurait un dès qu’il aurait rejoint son nouveau lieu de vie. Geoffrey lui avait demandé si le tee-shirt lui plaisait. Il paraissait tellement heureux. Elle lui avait dit que oui et même avoué que c’était devenu le tee-shirt préféré de Jérôme. Geoffrey n’avait rien répondu. Il n’aimait pas davantage Jérôme que Jérôme ne l’appréciait.
Après avoir raccroché, elle avait repensé à l’article du journal paru la semaine précédente, celui qu’elle avait photographié, qui lui avait donnée envie de remplir un sac. Il concernait la mort d’une femme appelée Brune Parchoie quelques jours plus tôt.
Pour rien, pour tout, une autre couleur, Brune, Blanche, effacée l’une, l’autre...
Brune Parchoie avait été tuée par son compagnon lors d’une querelle dans leur appartement. Après l’avoir frappée, il l’avait jetée du deuxième étage devant leur fille. Un étage de moins que le sien dans un quartier tout proche. Parce qu’elle avait refusé ses avances. L’homme, comme Jérôme, travaillait sur les docks. Quelques affaires, du maquillage, un disque dur: Blanche avait préparé un sac. Partir avant. Brune était morte trois jours plus tard sans avoir repris connaissance. Avant l’inéluctable. Jé
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Ce qui était bon avec ces ados qui ne comprenaient jamais rien à rien, c'était que dans une situation avec un fusil, du feu, un râteau, de l'eau et Anthony, ils comprenaient.
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(Les premières pages du livre)
LES ARBRES aux angles improbables. Leurs racines souffreteuses. Les troncs ravinés par l’acide ne m’avaient pas manqué. Les fougères, les ronces, les noisetiers aux couleurs de l’automne éternel. Pas davantage. Des corneilles se battent au-dessus de moi. Mes pieds subissent la succion à chaque pas. C’est vert et brun et noir. Gris également, si on y intègre le nuage triste qui nous surplombe par-delà les frondaisons.
La nature est rancunière dans les parages. Cette forêt s’étend sur plusieurs milliers d’hectares, et ce que j’en vois correspond bien à l’image déprimante que j’en ai gardée.
En contrebas du plateau que nous traversons, à une vingtaine de kilomètres vers l’ouest, se trouve une bourgade du nom de Clinquey. Ancienne place forte construite à la sortie d’une vallée encaissée et autoproclamée capitale du Texas lorrain à l’époque du Texas lorrain. Pendant des décennies, le village avait connu la prospérité grâce à la sidérurgie qui s’était développée alentour, avant que cette dernière ne décline et ne renvoie toute son humanité à la maison ou au bistrot. La suie retombe sur les hauts-fourneaux abandonnés. La pluie s’infiltre dans les anciennes galeries de mines. J’y suis né.
Je suis clinquin. Ma mère est clinquine. Mon père, c’est autre chose.
Pour l’instant, je fais corps avec cette terre grasse. La bruine me détrempe le visage. Mes vêtements me collent à la peau. Dix mètres derrière moi, Matthias patauge. Dans le silence de cette mélasse où même les corneilles se taisent, je l’entends parfaitement. Il râle. Ayant grandi dans les parages, je sais qu’il n’est pas conseillé de se garer trop près. Contre son avis, j’ai laissé la voiture en bordure de la route nationale. Loin derrière nous à présent.
Hier soir, il s’est cru mourir dans la combinaison de plongée de son père. Troublé, il a passé la nuit à regarder en boucle la vidéo des cent vingt-sept secondes en buvant du vin. Un contrecoup de notre grande frousse lacustre. Ce matin, il s’est réveillé en vrac une heure avant notre départ. Quel courage. Ses douleurs ont varié pendant le trajet. Devenues abdominales alors que nous marchions. Quelle abnégation. J’ai moi-même la bouche sèche depuis notre descente de voiture.
Nous progressons dans une végétation dense hors de tout chemin forestier. Des bosses et des creux recouverts d’un sous-bois épais et mou. Le dernier affaissement minier dans la zone date d’une quinzaine d’années, mais notre rythme s’en ressent.
Le relais de chasse se situe devant nous à quelques centaines de mètres. C’est le lieu du rendez-vous. En pleine forêt. Un fouillis de choses gluantes et de bois mort plus loin, je me colle au tronc d’un robinier étonnamment vertical. Matthias me chuchote à l’oreille qu’il n’a jamais eu aussi mal au ventre de sa vie. Je soupire. Pire que sa péritonite en CM1. Je cherche une vue sur le relais. Une envie de chier impossible à réaliser. N’en ayant rien à foutre de ses problèmes intestinaux, je lui demande de fermer sa gueule.
Les découvrir avant qu’ils nous aperçoivent. C’est l’idée.

Un gros bonhomme est assis sur la table fixée au sol de la clairière. Les autres discutent devant le relais en piteux état. J’en reconnais immédiatement deux malgré ma vue approximative. Ce qui aurait pu être rassurant, et pourtant c’est déjà deux de trop : Molosse et mon père.
J’appuie mon front contre le tronc rugueux du robinier. Ma première pensée est que j’avais été à deux doigts de l’appeler la nuit précédente tandis que Matthias regardait encore et encore les dernières minutes du sien. Dix ans que je ne l’avais pas fait. Pour lui annoncer que j’avais failli mourir avant lui.
La vie est étrange. Un poisson me fait flipper, je pense à mon père et, quelques heures plus tard, je le découvre dans un bois. J’ai l’impression que l’arbre vibre. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais sur le parking de l’immeuble avec mes affaires éparpillées autour de moi, et lui à la fenêtre de ma chambre, dans l’appartement au premier étage, à hurler que j’allais mourir avant lui.
L’homme à table est surnommé Molosse pour sa ressemblance avec un gros jambon à l’os. C’est le fils spirituel de mon père, même si spirituel ne convient pas vraiment à leur relation. La table forestière semble sous-calibrée pour le quintal et demi de matières carnées qui repose dessus. Molosse se cure le nez avec une flûte à bec en regardant dans le vide. Le troisième homme porte une veste de cuir noir, des bottes à renforts et des gants de motard. Entre trente-cinq et quarante-cinq ans. Une tête de gagnant. Rougeaud, les cheveux clairsemés, les yeux exorbités. Il agite des mains volatiles. Il a un fusil en bandoulière. Papa a Molosse. Lequel commence à souffler dans sa flûte. J’aurais pu entendre sa petite musique s’il n’y avait pas eu les récriminations incessantes de mon pote. Il me demande ce qu’on attend pour y aller. Je le rassure, mon père est là.
Nous émergeons des fourrés une dizaine de secondes plus tard. L’inconnu nous aperçoit en premier et nous met en joue. La montagne mélomane semble surprise. Papa se retourne vers nous. L’inconnu éructe : « Ah merde, c’est pas des clefs d’antivol, ça ! »
Retour au pays des phrases baroques. Si mon père a déniché une sorte d’alter ego de la déconne pour se promener en forêt, il n’en montre rien. Nous sommes possiblement dans une situation où ça peut faire mal.
Ah non, mon père est présent.
Ah si, en fait, cette donnée n’est pas fiable.
« Matthias ! C’est toi, Matthias ? » poursuit l’homme en désignant mon ami du bout de son fusil.
Trois lettres tatouées sont visibles sur le dos de sa main : HIL. Matthias ne répond pas.
« Pourquoi t’es pas venu tout seul, trou du cul ? Bordel ! Je t’ai pas demandé d’emmener ta sœur ! » Tournant son fusil vers moi : « Salopard, mais t’es grand, toi ! La vache ! T’es qui ?
– Le conducteur. »
Il rote.
Mon père tient un cactus en main. Il a toujours eu des trucs bizarres en main, mais c’est la première fois que je le vois avec une plante verte. Un cactus dans la main paternelle, un fusil dans celle de son collègue, Molosse qui joue de la flûte : ça peut faire très mal.
« Elle est où, ta bagnole, conducteur ? » L’homme jette un œil aux alentours, puis à mon père. « Il va me le dire, Ser… Dès que je sais où elles sont, je saurai où elle est ! T’inquiète pas, tu peux me croire, je te paierai quand j’aurai remis la main dessus ! »
Mon père ne semble pas inquiet, plutôt mortifié. L’autre continue : « T’es pas trop grand pour conduire, toi ? »
C’est l’histoire de ma vie. La bourde initiale. Trop grand pour le conduit. Trop grand pour la conduite. Trop grand tout court. J’opte pour une entrée en matière sans rapport avec sa question : « Salut, papa. »
Molosse bouge. Il se rengorge de m’avoir remis. La table et le sol sous la table craquent lorsqu’il décolle ses fesses du plateau. Mon père a un sursaut, lui aussi paraît m’avoir reconnu. Une contraction sur son visage. C’est déjà une réponse. Il ajoute : « Eh merde. »
Il s’était sûrement fait à l’idée d’en avoir fini avec moi d’une manière ou d’une autre.
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