Surplombant l'immensité de l'Obbépale, les falaises de Grant, qui délimitaient la petite forêt de Freme, donnaient à voir un spectacle grandiose.
Les couleurs crépusculaires du soleil couchant à l'horizon soulignaient les fines vaguelettes du fleuve, donnant un sentiment de liberté absolue.
Une légère brise caressa avec délicatesse la longue chevelure couleur de feu de Jeanne.
Tom sentit le bras de la jeune femme l'entourer. Il se laissa porter par cette invitation et contempla avec toute l'innocence d'un être naissant, ce qui, chaque jour paraissait être un nouveau cadeau.
Ici la lumière du soleil, cachée par les amas de buildings, n'illuminait pas la ville avant midi.
Ici le vent avait cessé de s'engouffrer préférant caresser la forêt voisine, en ignorant tout de ce que l'homme avait un jour décidé d'accomplir en ces murs.
Tom avait oublié, des fondements aux fondations, la raison qui avait poussé tous ces gens à s'oublier eux-mêmes, mus par cette volonté de courir au plus vite à la fin de leur vie, sans se retourner, sans même penser que l'on pouvait encore penser.
- Là, c'est le premier étage ! De c'coté là z'avez Germaine, Germaine Bouquin, elle a 82 balais la bougresse mais elle s'démonte pas pour autant, enfin elle dit quand même pas mal de conn'ries. Et là juste en face z'avez sa sœur, Gisèle, Gisèle Bouquin, 81 balais, mais elle au moins elle a toute sa tête, enfin en général...
C'est des sœurs jumelles, enfin elles sont autant jumelles que j'suis maigre, si vous voyez c'que j'veux dire. Bref faut les laisser dans leur délire, ça leur fait plaisir.
– Nous en sortir… C’est une question de point de vue. Si tu regardes ça du côté d’un Frémois du centre-ville, Tom et moi vivons en-dessous du seuil de pauvreté. Si par contre tu te mets du côté de la forêt, juste devant notre maison, et que tu regardes notre vie, on serait plutôt au seuil du bonheur. Si tu vois ce que je veux dire… On fait pousser ce qu’on mange, on prend notre eau du puits, on coupe notre bois et pour le reste on s’aime et on vit de ce que nous offre la nature au fil des saisons. Je sais que ce n’est pas trop un mode de vie actuel, mais c’est comme ça qu’on se sent bien tous les deux. Alors, pourquoi se poser des questions qui n’ont pas besoin d’être posées ?
... Jeanne n'était plus sa Jeanne. Elle n'était qu'une femme parmi les femmes. Un être humain parmi les êtres humains. Une étrangère qui n'avait jamais vraiment été là, sauf dans ses souvenirs. Plus rien ne le retenait maintenant. Plus rien...
... Tout semblait limpide et évident ce matin. Elle avait cette impression qu'aujourd'hui tout serait différent. Elle en était convaincue. Il allait se passer quelque chose...
— Qu’est-ce qui se passe Conrad ? Pourquoi tu as fait sortir Phels ? Pour éviter que je lui saute dessus ou il y a autre chose ?
— J’en conclus que tu n’as pas entendu la radio aujourd’hui.
— Quoi encore, qu’est-ce que j’ai raté de si important ? Raconte-moi, j’en tremble d’impatience, répondit Elen d’un air blasé.
— Les journalistes ont parlé de la disparition de Bart Trick, en précisant que la police semblait se désintéresser de celui qui pourrait bien être le principal suspect. Phels était furieux, et tout cela n’arrange rien à notre affaire et nous met dans une situation délicate s’il s’avérait que Trick est effectivement impliqué. Or sa disparition ne me rassure pas.
— Merde, mais d’où obtiennent-ils toutes ces infos, c’est invraisemblable ? s’emporta Elen qui venait de sortir de ses gonds. Qu’importe ! Laisse-moi te dire Conrad, que je me contrefiche de ces journalistes et qu’il serait bien que tu en fasses de même ! Ma patience a des limites, crois-moi, et pardon de te parler ainsi, mais je commence sérieusement à me poser la question de ma place dans toute cette affaire ! Je te laisse, j’ai mieux à faire que d’entendre de telles conneries !
Les jeunes aujourd’hui, z’achètent plus que d’la camelot’ super chère et super merdique en plastoc pourri, et pi vas-y que j’te fous ça à la poubelle tous les 6 mois et j’rachète une nouvelle merde pour être fachiaune comme ils disent ! Mon cul la mode, le fachiaune c’est facho ! Le monde entier se fait baiser ! Ceux qui bossent pour des clous et font d’la merde, et les autres qui l’achètent et qui s’font niquer la tête tout autant. Avant l’usine elle employait 2000 personnes sur 5000 m2. Et les ouvrières c’était pas des chinois, croyez-moi ! On fabriquait des sacs en cuir cousus au fil de lin. Il fallait 8 heures pour faire un seul sac ! Alors voyez ! Y a pas à tortiller du cul pour chier droit, c’était pas la camelot’ d’aujourd’hui, ça c’est sûr !
Elen.
Elle ne répondit pas immédiatement. Elle leva les yeux pour essayer de comprendre au travers de son regard les raisons de sa venue.
- Comment m'as-tu retrouvée ?
L'homme dont le chapeau laissait entrevoir ses épais sourcils aussi blancs que sa moustache tout aussi fournie esquissa un léger sourire.
- Ton visage... il a changé... tu sembles... heureuse.
- Je fais de mon mieux. Conrad, que viens-tu faire ici ?
- Elena, j'espère que tu me pardonneras, mais je vais être obligé de t'arracher à ce lieu.
- J'imagine que tu ne serais pas venu si ce n'était pas important.
Conrad, comme à son habitude, ferma les yeux quelques secondes, confus de venir bousculer le bonheur presque parfait de celle qui avait gagné le droit à cette retraite.
Le destin n’est rien d’autre que la somme des détails, des instants et des chemins que nous prenons. Il n’existe qu’une seule route que nous arpenterons au cours de notre vie, celle de nos propres choix.