Pour des livres comme Aâma je ne pourrai comprendre ce qui s`est réellement passé que dans quelques années. Ce que je retiendrais pour l`instant c`est qu`une partie des gens trouve la bd fantastique et novatrice et qu`une autre partie la trouve nébuleuse et incompréhensible. C`était assez prévisible. Je m`attendais à une réaction assez tranchée comme cela avait été le cas pour Lupus ou d`autres œuvres. Je préfère cela à une unanimité molle.
C`est important de lire les avis de la presse ou des lecteurs non pas pour retenir des leçons mais pour voir ce qui a réellement été reçu. L`avis des lecteurs me semble cependant plus proche du ressenti personnel, même si parfois des lecteurs ont des analyses très poussées, qui me permettent de réfléchir à ce que je fais.
Ces avis n`ont cependant pu d`aucune manière changé l`histoire que j`avais envie de raconter. J`ai de toute façon un fort esprit de contradiction et ai plutôt tendance à faire le contraire de ce que l`on me demande. Plus on trouve ce que je fais nébuleux, plus j`essaie de faire pire encore ! Mais, plus sérieusement, il s`agit d`un équilibre difficile : d`un côté, j`essaie de respecter les personnes qui achètent des bandes dessinées et qui y mettent de l`argent dans un contexte difficile en faisant en sorte qu`ils ne les trouvent pas nulles, mais d`un autre côté je préfère déstabiliser, faire réfléchir, faire découvrir des choses plutôt que de donner une sorte de pain un peu mou qui ne fait pas mal aux dents.
Je savais dès le départ plus ou moins où je voulais aller.. C`est un peu comme lorsque vous faites un voyage en voiture : vous savez que vous allez à Angoulême ou à Marseille mais vous ne prenez pas l`autoroute, vous ne savez pas si vous allez faire des détours, dormir en route, etc. C`est exactement la même chose pour Aâma. Je savais où j`allais mais la route s`est décidée au fur et à mesure. Des événements dans le monde ou dans ma vie intime ont pu modifier le cours du récit.
Ce n`était pas construit comme cela même si je savais que le dernier tome - dans lequel on retourne à une temporalité linéaire sans flashbacks et où le héros a fusionné avec une espèce d`entité qui démultiplie ses perceptions - serait totalement hallucinatoire. On n`a plus accès au recul de la pensée, le train s`accélère.
Le flashback est un procédé très littéraire, très classique mais qui n`est pas tellement utilisé en BD. Dans Aâma, il s`agit même d`un flashback dans le flashback ! La fin de la bd est purement visuelle en effet. Ce mouvement général était là dès le départ. Pour moi c`est de cela que parle le livre : le moment où l`humanité va se sortir de la culture du langage pour entrer dans la culture de la pure communication d`informations, même pas forcément d`images. C`est le chemin du personnage principal qui est ancré dans une culture antique, complètement anachronique pour son époque, et qui va en quelque sorte quitter l`intellect pour devenir une pure sensation. Cette progression était volontaire.
Je n`ai pas eu une culture SF spécialement fournie à l`adolescence. J`ai plutôt une culture pop, très axée sur la BD et le cinéma. En fait, d`un point de vue cinématographique, mon rapport à la SF est commun à tous les gens de ma génération. J`ai vu Alien ou Blade Runner par exemple. Ce sont des films que j`adorais gamin et continuent de m`accrocher aujourd`hui, à la différence de Star Wars que j`avais adoré mais que je ne peux regarder aujourd`hui sans rire.
Mon rapport plus particulier à la SF vient sans doute du travail de Moebius dans les années 1970, une forme d`écriture automatique, une improvisation visuelle. Évidemment, le genre s`y prête puisque on peut avec la SF faire disparaître tous les codes référentiels du passé ou du présent, on peut tout envoyer balader Pour moi la science-fiction est une sorte de poésie contemporaine, en tout cas celle que moi je pratique.
C`est quelque chose qui me questionne énormément. Quand je vois la dispersion de la concentration et l`externalisation de la mémoire, cela me pose beaucoup de questions. Si l`on n`emmagasine pas les choses dans son propre cerveau, que l`on ne connecte pas les informations, que l`on ne connecte pas l`Histoire et ses propres souvenirs -qui est pour moi ne manière de se former une vision du monde - alors je me demande comment on va réfléchir.
Il y a certaines choses qui me fascinent comme les queues devant les magasins de téléphonie. Il y a quelque chose, de l`ordre du mystique et du manque d`esprit critique, qui me laisse perplexe.
Le monde autour de moi me fascine, m`enthousiasme et m`angoisse terriblement. Cette technologie est-elle l`instrument de notre perte ou de notre salut ? Je n`ai pas la réponse à cette question mais je trouve qu`il est intéressant qu`on se la pose.
Il n`y a pas de réponse dans la BD parce que je n`en ai pas moi-même mais j`ai voulu mettre le personnage principal face à ces questionnements. Lui, le dogmatique réactionnaire est totalement contre la société dans laquelle il vit, non pas par réflexion mais parce qu`il a été éduqué ainsi. Comme il conçoit un enfant en résistant à cette société, il va fabriquer un enfant incomplet, qui souffre. La seule façon de résoudre la souffrance de sa fille et de sa propre culpabilité est d`abandonner ses idéaux. Je n`ai pas de réponse mais ce nœud-là m`intéressait et je voulais voir mon personnage principal se débattre dans toutes ces questions.
J`avais dès le départ la vision de ce père qui disparaît comme une éclaboussure à l`intérieur de sa propre fille. Il y avait là quelque chose de l`ordre de la métaphore de ce qu`est faire un enfant, c`est à dire prolonger sa propre vie parce que l`on sait que l`on va disparaître. Il y avait aussi dans cette image, quelque chose de l`ordre de l`amour fusionnel entre un père et sa fille, un rapport qui est parfois très trouble. Cette image me hantait. Je savais qu`elle ne changerait pas même si le rôle de la fille a évolué au fil des tomes et de l`intrigue et qu`il n`était pas forcément prévu au départ qu`elle prenne tant d`importance.
Je pars toujours de quasi-visions, d`images fortes qui se retrouvent ensuite presque telles quelles dans mes BD.
J`ai été soulagé au moment où je l`ai finie car j`étais épuisé. Maintenant je suis passé à autre chose. J`ai passé un an sur chaque tome pour au total près de quatre ans de travail. C`est le dernier tome, avec ses dessins plus complexes, qui m`a demandé le plus de travail.
Dans cet univers là en particulier, je ne pense pas, mais retourner dans la science-fiction me plairait bien. J`ai arrêté de lire de la SF pendant quatre ans pendant l`écriture de Aâma pour ne pas être trop influencé, ou justement pour que les références viennent de partout sauf de la SF.
J`y suis revenu récemment, j`ai relu quelques grands classiques des années 1960-1970 et cela me transporte à nouveau, cela me rouvre des portes. Il n`est donc pas totalement exclu que j`y revienne.
J`en lis moins qu`un grand amateur de BD mais probablement plus que la moyenne des auteurs de BD ! J`aime bien « m`énerver » contre des mecs de 25 ans qui sont plus doués que moi. J`aime savoir que je travaille dans un art qui vit. J`ai récemment découvert Jérémie Moreau par exemple dont le Max Winson est l`une des choses les plus intéressantes que j`ai lues ces derniers temps.
C`est une génération qui a tout mis à plat et à égalité. Pour moi comme pour les autres auteurs de cette génération, il n`y a aucune séparation entre Akira et Tintin, c`est la même chose. Il y a ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas mais c`est le seul et unique critère. On a une culture mondialisée, à la fois pop et tournée vers les grands anciens. Beaucoup d`auteurs et dessinateurs de cette génération ont un intérêt pour la peinture et les dessinateurs du XIXème.
Il faut aller sur ma page Tumblr pour avoir un aperçu de ma prochaine publication. Ce sera un western écrit par Loo-hui Phang. Ce sera un one shot. Il s`agira d`une relecture très particulière du genre. Je n`ai pas écrit le scénario mais je le revendique totalement. C`est une vision d`un genre, en l`occurrence le western, qui est tout à fait ma façon de faire. Il y a quelque chose d`irrévérencieux, de politiquement incorrect et qui parlera en même totalement du monde dans lequel on vit.
Il est prévu pour début 2016.
Jusqu`à treize ou quatorze ans, j`étais monomaniaque de Tintin. Je ne lisais que ça. Je les ai tous lus des dizaines de fois, les connaissais par cœur. Je recopiais même les pages. Après il y a eu une cassure à l`adolescence après la découverte de Moebius, période 1970, ou d`ouvrages comme Nestor Burma, Tome : Brouillard au pont de Tolbiac de Tardi qui m`ont fait découvrir qu`il n`y a pas que Tintin et que l`on peut « mal dessiner ».
Je fréquentais également un magasin d`importations japonaises et américaines. J`ai découvert Akira à 15 ans, Chris Ware à 18. Ce sont des chocs successifs. Il n`y a pas un livre pour lequel je me suis dit « ça j`aurais aimé le faire » ou « je vais écrire pour atteindre ça ».
Quand je lis certains livres grandioses comme Le comte de Monte-Cristo d`Alexandre Dumas ou les Chroniques martiennes de Ray Bradbury et certains dessins de Sempé, je me dis que je serais incapable de faire ce qu`ils ont fait mais cela ne me donne jamais l`envie d`arrêter décrire. On ne peut pas tout faire.
De manière générale, je n`ai pas de « crises de création ». Il y a peu de périodes où j`arrête d`écrire. Je dessine dans une sorte de flux. Restera ce qui restera, sera bon ce qui sera bon, mauvais ce qui sera mauvais. L`important c`est de faire des choses.
Je relis assez peu. Ce que j`ai le plus relu, loin devant tout le reste c`est Tintin et plus particulièrement, le diptyque Objectif Lune et On a marché sur la Lune , Tintin au Tibet ou Les 7 boules de cristal. Je peux les relire encore aujourd`hui seul ou avec ma fille qui les sort de temps en temps. Je continue à les trouver génialissimes. Star Wars on adore ça quand on a 12 ans puis on passe à autre chose, on voit que cela a été fait à la truelle, qu`il y a des trous partout. Les bons Tintin sont inattaquables.
Il y en a plein ! Les Frères Karamazovde Dostoïevski, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Dune de Frank Herbert ou encore Le Cycle de Fondation d’ Isaac Asimov. Ce qui me pose problème pour les lire, c`est que je sais que j`aurai besoin d`un tunnel de six mois pour en venir à bout. Cela demande un investissement de temps qu`il est difficile d`avoir.
En Bd, ce qui me fait honte ce n`est pas de ne pas avoir lu certains ouvrages, c`est de ne pas avoir envie de les lire.
J`essaie toujours de parler des frères Gilbert Hernandez et Jaime Hernandez. Ils sont méconnus en France parce qu`ils ont souvent mal été édités mais je trouve que Jaime est l`un des plus fantastiques dessinateurs en ligne claire que je connaisse. Les dessinateurs qui savent vraiment dessiner les femmes sont rares. Il est l`un des rares à savoir le faire, à dessiner des femmes crédibles, charmantes, belles, casse-couilles, adorables, vilaines, etc. J`aurais aimé avoir le culot de faire à 21 ans des BD comme la série des Love and Rockets et les continuer à 61 ans.
Gilbert qui a la réputation de dessiner un peu moins bien a le sens de la narration extraordinaire notamment dans Julio chez Atrabile. Il réussit à condenser une saga familiale de plusieurs générations sur 100 pages avec un sens de l`économie dans le découpage et des raccourcis impressionnants.
Les Sept Pilliers de la sagesse de Lawrence d`Arabie. Il y a certes des fulgurances, des morceaux de littératures dont je me souviendrai toute ma vie et des choses éclairantes sur ce qu`il se passe aujourd`hui au Moyen-Orient mais sur les mille pages, il y en a bien 500 où l`on s`embête.
Certains livres résistent mieux au temps que d`autres.
Les journalistes me demandent souvent où j`en suis, ce que je vais faire, « quand allez-vous terminer ? ». Je réponds alors systématiquement « comme disait Lao Tseu, balaie devant tes pieds».
J`avais il y a quelques temps réalisé une couverture de l`édition Folio Sf des Chroniques Martiennes. Je ne sais pas encore s`ils vont la garder mais ils m`ont également proposé de faire la couverture de L`homme qui rétrécit de Richard Matheson que je suis donc en train de lire en ce moment. J`avais quelques a priori mais je trouve le roman super. Matheson développe de façon assez intéressante son idée de départ. Cela mériterait d`être adapté en BD d`ailleurs.
Comment s'appelait la fille de Mme de Sévigné ?