j’ouvre les livres puis les referme mets de côté ceux qui indiquent une direction ordonnent un sens
les empilements d’ouvrages encombrent le sol près du lit
mais ainsi restent à portée de vue
j’écris des noms d’écrivains d’artistes de poètes sur une feuille
finalement il reste Walser et Dickinson
je passe la nuit avec eux
leur écriture laisse venir la lumière à chaque lecture un peu plus
ils n’éteignent pas derrière eux
je relis la révolution s’accomplit
le monde infime reprend connaissance
et moi avec en fréquentant leur langue
le mot Mouche le mot Mort le mot Miel maintenant je les connais
comme Adam connaît Eve
je passe une autre nuit avec eux
rien ne pourra les déglinguer ni l’isolement ni l’humiliation ni même la brutalité
la nuit n’est pas blanche elle est transparente
je ramasse quelques bribes
chaque poème chaque petite prose tient dans un mouchoir de poche
pas d’encombrement permis
il faudra se défaire de tout ce qui peut encombrer la vie
je passe d’autres nuits avec eux
ils filtrent les entrées je dors un peu
la vie reprend là où on l’a laissée
pour nettoyer par terre je range les ouvrages qui traînent
je ne range pas leurs livres
je les garde près de moi
par scrupule
par superstition
on ne sait jamais
Novembre-décembre 2015
Frédérique Guétat-Liviani
Extrait d'enquête de Poezibao : l’art, un recours ? / réponse de Frédérique Guétat-Liviani
VOIX
extrait 2
Les vers s’écoulent, puis grincent et se précipitent, dans une cavalcade de sensations mal étouffées et de non-dits jetés dans un cri. Le frisson de cette voix asperge le temps. Elle s’est emparée de l’espace, on n’entend plus que le grand gong de sa pulsation.
Le dernier mot tombe, le mot juste. Il entraîne dans sa chute l’auditoire, le temps silencieux, toutes les couleurs qui en ont jailli et le long corps du poème, encore essoufflé. Chute vertigineuse.
Un visage s’esquisse entre les teintes des sons prononcés. Les serrures se désagrègent et ils apprennent à se voir. Dans le silence, l’autre est estompé. Dans le silence, les mots fracassent.
Elle l’aperçoit.
// Éléa Hetzel
c’est le soir…
c’est le soir s se repose sur un divan j tient dans sa main une photographie
elle la regarde avec attention puis pâlit et défaille de peur qu’elle ne s’évanouisse je la prends dans mes bras lui dis toi aussi tu es fatiguée il faut te reposer quand le jour se lève nous partons tous les trois nous promener nos sacs sont volumineux mais légers sur le chemin nous rencontrons un tout petit garçon ses cheveux sont magnifiquement bouclés lui aussi porte un grand sac il l’ouvre pour nous montrer le contenu à l’intérieur du sac il n’y a que des livres de spinoza il dit j’aime beaucoup spinoza nous reprenons la route avec lui
…
p.26
je préfère vraiment…
je préfère vraiment les performances de David Hammons
surtout celle qui s’appelle Bliz-aard Ball Sale
la question du temps s’y inscrit beaucoup plus
subtilement le temps et son double celui de la mémoire
de l’esclavage des noirs en 1983 non loin de
l’école d’art de Cooper Union à New-York il a installé
des boules de neige sur un tapis posé au sol
elles sont bien présentées rangées en ordre des plus
petites de la taille d’une bille aux plus grandes
de la taille d’une balle un dollar pièce lui
Hammons se tient debout anonyme parmi d’autres
marchands de rue le dos au mur une boule de neige
à la main
…
p.26
VOIX
extrait 1
Le cliquetis des syllabes s’insurge. Les mots vadrouillent dans l’air, s’élèvent en bulles douces, épaisses, acérées, percussives, et vont s’accumuler dans les interstices du silence. Lui drape les visages dans l’écoute, pèse de toute sa présence assourdissante. Froid, provocant, envoûtant. Il bouillonne de tout son être sans matière. Une voix y émerge, se fraie un chemin avec effort, lui donne corps. Une voix sculpte le silence.
…
// Éléa Hetzel