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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Une vie entière
Le cœur battant, le cœur lourd, elle remplit le coffre de sa voiture. Je la vois de dos pour le moment. Un dos étroit, des cheveux fous.
Je sais qu’il y a là sa vie entière. Le coffre déborde de tracts et d’affiches, il sent la cigarette et l’encre, on y trouve aussi un duvet gris, des bières et un sac de voyage.
Cette voiture est son bien le plus précieux. Un bien de couleur bronze. Doré presque. Un carrosse. Des camarades ouvriers de l’usine Renault à Flins la lui ont vendue à bas prix.
Voiture dorée vaut mieux que bonne renommée.
Elle emménage aujourd’hui à l’École normale supérieure des filles-qui-n’ont-pas-fait-de-grec.
Fontenay, c’est ainsi qu’on la nomme, se situe à Fontenay comme son nom l’indique. On y accède par un boulevard qui ondule à travers de beaux arbres.
Nouk se perd.
Nouk, c’est le nom de la fille.
La voici qui se perd.
Oh, my God, elle se perd cent fois. Sens de l’orientation, néant. Elle gare enfin son carrosse devant le perron de l’École normale supérieure à l’heure du dîner. C’est comme arriver dans un pensionnat. Jamais elle n’a été en pension. Une prison facultative. Pour des prisonnières volontaires, dans une ville au nom ravissant.
Vous qui entrez ici, laissez toute espérance.

Sa chambre est une cellule semblable à celles qu’elle a visitées autrefois au 45, rue d’Ulm, chez les garçons. Elle est simplement plus triste. Tout est toujours plus triste chez les filles. Plus pauvre et plus triste. Un lit étroit, une table métallique, une chaise assortie, une armoire munie d’une tringle et de cintres en fer-blanc. Une table de nuit. Des étagères étroites destinées aux livres. Un lavabo. Elle range rapidement ses vêtements et colle une photo de Rosa Luxemburg sur l’armoire.
Elle devrait être fière et gaie. Hélas : elle est fière, bien sûr, mais tellement déçue.

C’est moi. Je me vois. Je descends dîner sans parler à personne et personne ne me parle, il n’y a là aucun visage familier. Je n’ai jamais su aborder les gens, et mon air terrifié me maintient fermement dans ma solitude. On apporte de la soupe.
La soupe du couvent. Mon Dieu. De la soupe. Du gratin de pâtes. Un yaourt.
Je veux retourner au Quartier latin et assister à une réunion sur n’importe quoi. N’importe quoi de vivant. C’est ça ma vraie vie. Sans jamais de soupe. Mort aux soupes !
Des cigarettes et des cafés et des dîners à minuit chez l’Afghan. Donnez-moi une assiette en plexiglas transparente remplie du riz à la carotte de l’Afghan.
Je me retourne dans mon lit de fer. Passé ce concours par conformisme, sans y réfléchir, l’ai réussi par chance. J’ai aimé ces années irréelles absorbée dans les livres en pensant à la révolution.
C’est cela qu’il y avait au bout, une petite chambre nue, un bol de soupe, une écrasante solitude. Une nuit blanche sinistre.
Dès l’aube, Nouk descend au réfectoire.
Cent yeux la regardent – et les miens aujourd’hui –, des visages blêmes, des visages ronds, des visages maigres, des bandeaux sur des cheveux raides, des filles avec des nattes, des filles inconnues en robe de chambre en laine des Pyrénées bleue ou rose. Mon Dieu, une odeur très étrange de filles en robe de chambre en laine, une odeur inconnue et terrifiante.
J’entends leurs pensées distinctement. Qui c’est, cette connasse ?
Je m’enfuis, je remonte dans ma chambre, je vide les étagères, voici mon sac.
Ma 4L dorée m’emporte loin de l’École de Fontenay. À jamais.
Je ne m’étonne pas une seconde de recevoir pourtant ma bourse, mon salaire, je suis payée pendant quatre ans à ne rien faire. Bravo !
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