L'enveloppe décachetée, je sursautai à la lecture des premiers mots : "À mon cher Hector". Ah ça, me dis-je, elle me trompe et m'a envoyé la mauvaise lettre. Mais je tombai ensuite sur le nom d'Achille, puis sur celui d'Ajax, et je compris qu'elle s'adressait à moi dans les termes qui lui paraissaient convenir le mieux à un paladin en armes. C'était l'époque où les jeunes femmes romanesques voyaient sous les traits des héros de l'Antiquité des époux et des amoureux qui passaient le plus clair de leur temps à s'enivrer et à courir la gueuse. Après tout, les héros grecs ne valaient sans doute pas mieux.
Il existe un tableau de la bataille de Gandamack ; je l'ai vu il y a quelques années ; il ressemble assez au souvenir que je conserve de l'événement. Certes, c'est un beau morceau, dont la vue éveille des pensées martiales dans l'âme cocardière des imbéciles ; la seule pensée que m'inspira la tableau fut celle-ci : "Ah, les pauvres c…" et je le dis tout haut, au grand scandale des personnes présentes. Mais moi, voyez-vous, j'y étais, contrairement aux bons Londoniens qui avaient abandonné aux rustres et aux gibiers de potence la garde de leur empire, et je frissonnai d'horreur en voyant sur ce tableau des bons à rien qui méritaient tout juste de se faire tailler en pièces dans tous les Gandamack où il plaît aux imbéciles comme Elphy Bey et McNaghten de les envoyer.
Le moment idéal pour se muer en héros advient quand la bataille est terminée et que vos compagnons d'arme sont morts. Paix à leurs âmes, les honneurs pour moi.
Je découvris bientôt que ce n'était pas la peine de poser des questions sur Lola ; les braves Munichois parlaient d'elle comme les Anglais du temps, et sur le même ton : elle ne s'améliorait pas et irait empirant, et l'on n'y pouvait rien.
(Sur Lola Montès en 1847)
Et pour ce qui est des désastres, permettez-moi de dire que je sais de quoi je parle. J'étais à Balaklava, à Cawnpore et à Little Big Horn. Citez-moi les plus grands crétins en uniforme du XIXe siècle - Cardigan, Sale, Custer, Raglan, Lucan - je les ai tous connus. Essayez d'imaginer les pires catastrophes que puissent engendrer bout à bout la folie, la couardise et le mauvais sort, et je vous donne aussitôt le chapitre et le verset. Eh bien, j'affirme sans la moindre hésitation que, pour la stupidité et l'irrésolution, pour l'impuissance à commander, pour l'ignorance et le manque de jugement, en un mot pour le génie de la catastrophe, Elphy Bey reste le plus grand. Pour les autres chefs de guerre, je demande réflexion. Elphy, lui, brille d'un éclat inégalé. Jamais on n'a vu, jamais on ne verra pareil incapable.
Lui seul pouvait laisser se déclencher la première guerre afghane et aboutir à une si abominable défaite. Et songez qu'il avait tout contre lui : une bonne armée, une position sûre, d'excellents officiers, un ennemi divisé, des possibilités nombreuses de redresser la situation. Avec l'infaillibilité du vrai génie, Elphy balaya ces obstacles et, de l'ordre, réussit à faire sortir le chaos le plus complet.
Je le revois encore, les bras écartés, l'oeil en feu, la chevelure bouclée et le sourire conquérant, prêt à mettre le feu à un orphelinat pour allumer son cheroot. Je suis moi-même une fripouille, mais cela m'est venu naturellement, tandis que lui en avait fait un métier.
J'avais rencontré des oies blanches, et je savais que Miss Elspeth figurait au premier rang d'elles, mais je ne m'étais jamais douté que ma compagne ignorait tout des rapports humains les plus élémentaires (il est vrai qu'en ce temps-là, certaines femmes mariées ne savaient pas qu'il existait une relation entre les ébats conjugaux et la conception des enfants). Elle n'avait pas compris ce qui s'était passé. Cela lui avait plu, certes, mais ses pensées n'allaient pas au-delà de l'acte. Elle ne songeait ni aux conséquences, ni au péché, ni au secret. L'ignorance et la stupidité l'isolaient complètement du monde : c'est, je crois, ce qu'on appelle l'innocence.