Paysage sonore : Akosh S. - Texte : Georges Arnaud
L'écrivain Georges Arnaud est connu du grand public à travers son roman à succès paru en 1950 et adapté au cinéma le salaire de la peur. Neuf ans plus tôt, il fait la une des journaux. Un triple meurtre familial, pour lequel il sera incarcéré en 1941 avant d'être innocenté. Georges Arnaud sera enfermé dix-neuf mois en maison d'arrêt, d'où il ne cessera jamais de clamer son innocence. Une captivité qui entaillera profondément l'âme impétueuse de l'auteur. Douze ans plus tard, il fera rejaillir dans Schtilibem 41 cette morsure pathogène. Un hurlement de révolte en argot, la langue des irréguliers, des irréductibles dont font partie le rappeur Vîrus et le multi-instrumentiste Akosh S., architecte du paysage sonore à cette lecture inédite.
À lire Georges Arnaud, Schtilibem 41, Finitude, 2008.
À écouter Vîrus, « Les Soliloques du pauvre », Rayon du fond, 2017 Akosh S., « Nakama Terek / Nakama Spaces », 2020 Vîrus & Akosh S. « Schtilibem » (teasers), Rayon du Fond, 2020
Technique :
Lumière : Patrick Clitus
Son : William Lopez
Vidéo : Camille Gateau & Bertille Chevallier
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Le destin sait ce qu ' il fait, il est même méticuleux .
Tous ceux qui avaient échoué à Las Piedras se trouvaient dans une situation analogue à celle de Gérard: chassés de tous les pays environnants, acculés par leur passé, coincés dans un trou sordide et malsain où il leur était impossible de vivre et qu'ils ne pouvaient quitter que pour aller très loin: le Mexique, le Chili.
Pas d'argent. Peu à peu, l'anémie pernicieuse rongeait, mangeait leurs globules rouges; la dysenterie, leurs tripes; les fièvres, l'ennui, son cortège de drogue et de coucheries, leur cerveau. Sans travail, sans le sou, ils attendaient, cherchant une improbable porte de sortie. Le choix était pour eux bien simple: partir ou crever. Ils ne pouvaient partir, ils refusaient absolument de crever. Les mains crispées, les dents serrées, ils arpentaient avec rage le piège à hommes où ils étaient tombés.
De quelle couleur est donc la peur ? Sûrement pas bleue, toujours. Blanche ? Grise ? Chinée rose et vert ?
La peur est un liquide incolore, inodore et insipide.
Les apaches démodés se font tatouer au front le mot "Fatalitas". Mais le fatum latin n'a rien à voir dans cette hideuse et aveugle malchance par quoi ils aiment à expliquer leurs déboires.
Le destin sait ce qu'il fait. Il est même méticuleux.
Un tropical tramp, un jour ou l'autre, perd une jambe dans la gueule d'un requin ; contracte la lèpre ; vêtu d'un scaphandre, cherche des diamants dans un rio par six mètres de fond, avec, aux postes de sécurité, un équipier douteux.
Ce n'est pas par hasard qu'on entre dans ces professions. Que de gens à qui une telle chose ne saurait arriver.
Le destin prend son homme au berceau. A chacun de ces hommes est souvent ménagé un tête à tête avec sa propre mort...
(extrait de l'avertissement signé Georges Arnaud, placé en début de l'édition de poche parue en 1963)
- En quels termes Votre Grâce s'adressa-t-elle à cet homme, demanda le policier.
- Je ne me les rappelle pas exactement, mais je pense qu'ils ont dû être assez violents. En avez-vous conservé le souvenir, Monica ?
- Pas exactement, mon ami.
- On m'a dit - je prie madame de m'excuser - que vous l'avez appelé "enculé de merde".
- Je ne pense pas avoir été aussi modéré
" Me reste acquise...une certitude paisible, solide, que le travail fait à lui seul plus de victimes que guerres, pestes, vérolés et clergés réunis..."
(page 26).
De quelle couleur est donc la peur ? Sûrement pas bleue, toujours. Blanche ? Grise ? Chinée rose et vert ?
La peur est un liquide incolore, inodore et insipide.
Ce qui est plus inquiétant, c'est Monica. Quand une femme aussi pleine de vie en est à se demander « si on s'en sortira, si c'est la peine de continuer, si... », ça sent la mort.
Il n'y a que les femmes pour les pressentiments. L'odeur du malheur frappe leurs narines avant de toucher celles des hommes. Cela ne s'explique pas.
(...)
Mais elle a peur. Pas spécialement pour elle, ni pour toi. Pour vous deux.
En haut de l'escalier, un écriteau portait deux noms : « JACK DE SAINT-SIMON, JIMMY DUPONT, TROPICAL TRAMPS ».
Tropical Tramps. Vagabonds de la zone tropicale. Personnel de toutes les révolutions du continent. Hommes de main. Tous travaux lucratifs. Un sens de l'honneur exigeant, mais aux sinuosités déconcertantes. Brutes au coeur d'enfant. Colt 45 et blablabla. Une pensée à ma mère, ni Dieu ni maître, pas vu pas pris. Il faut tous ces mots français et encore bien d'autres pour commencer à traduire, même imparfaitement, ce titre américain qui, plus qu'une profession, désigne l'aptitude à les remplir toutes et la vocation du sublime étroitement mêlée à celle de l'ignoble.
Ainsi aurait sans aucun doute pensé Ramón si son vocabulaire le lui avait permis. Il se contenta de pousser la porte.
La peur. Elle est là, massive, présente et stupide, il n'y a pas à se le cacher. Le feu au cul, et pas pouvoir courir. Seulement la peur, on peut tout de même quelque chose sur elle : la refuser. Une lettre recommandée du Diable, et on la refuse. Elle continue à attendre à la porte. Elle fait son lit derrière, dans le tank à nitroglycérine; de là, elle guette. Elle fait bon ménage avec cette soupe à mort subite. Comme une paire chats, un couple de tigres qui font semblant de dormir pour mieux choisir leur moment. Mais si c'est l'explosif qui bondit le premier, la peur sera dupée, bredouille, elle arrivera trop tard. Pourtant elle est là, tapie derrière votre dos, le train de derrière ramassé sous son ventre de grande bête bleue, apocalypse pour de vrai, elle est là, prête à sauter.