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Citation de Lamifranz


MESSIEURS LES RONDS DE CUIR
(1er tableau, chapitre II)

Plus vaste qu’une halle et plus haut qu’une nef, le cabinet de M. de La Hourmerie recevait, par trois croisées, le jour, douteux pourtant, de la cour intérieure qu’emprisonnaient les quatre ailes de la Direction. Derrière un revêtement de cartons verts, aux coins usés, aux ventres solennels et ronds des notaires aisés de province, les murs disparaissaient des plinthes aux corniches, et l’onctueux tapis qui couvrait le parquet d’un lit de mousse ras tondue, le bûcher qui flambait clair et la cheminée, l’ample chancelière où plongeaient, accotés, les pieds de M. de La Hourmerie, trahissaient les goûts de bien-être, toute la douilletterie frileuse du personnage.
Lahrier s’était avancé.
— Je vous demande pardon, monsieur, dit-il avec une déférence souriante ; il y a deux heures que je suis ici et cet imbécile d’Ovide songe seulement à m’avertir que vous m’avez fait demander.
Couché en avant sur sa table, consultant une demande d’avis qu’il écrasait de sa myopie, M. de La Hourmerie prit son temps. À la fin, mais sans que pour cela il s’interrompît dans sa tâche :
— Vous n’êtes pas venu hier ? dit-il négligemment.
— Non, monsieur, répondit Lahrier.
— Et pourquoi n’êtes-vous pas venu ?
L’autre n’hésita pas :
— J’ai perdu mon beau-frère.
Le chef, du coup, leva le nez :
— Encore !…
Et l’employé, la main sur le sein gauche, protestant bruyamment de sa sincérité :
— Non, pardon, voulez-vous me permettre, s’exclama M. de La Hourmerie.
Rageur, il avait déposé près de lui la plume d’oie qui, tout à l’heure, lui barrait les dents comme un mors. Il y eut un moment de silence, la brusque accalmie, grosse d’angoisse, préludant à l’exercice périlleux d’un gymnaste.
Tout à coup :
— Alors, monsieur, c’est une affaire entendue ? un parti pris de ne plus mettre les pieds ici ? À cette heure vous avez perdu votre beau-frère, comme déjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vous aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère à Pâques !… sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines et autres parents éloignés que vous n’avez cessé de mettre en terre à raison d’un au moins la semaine ! Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idée d’une famille pareille ?… Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande qui accouche tous les trois mois ! – Et bien, monsieur, en voilà assez ; que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vous donne deux mille quatre cents francs pour que vous passiez votre vie à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur les fonts baptismaux, vous vous méprenez, j’ose le dire.
Il s’échauffait. Sur un mouvement de Lahrier il ébranla la table d’un furieux coup de poing :
— Sacredié, monsieur, oui ou non, voulez-vous me permettre de placer un mot ?
Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu, ouvrit l’écluse au flot amer de ses rancunes. Il flétrit l’improbité, « l’improbité, parfaitement, je maintiens le mot ! » des employés amateurs sacrifiant à leur coupable fainéantise la dignité de leurs fonctions, jusqu’à laisser choir dans la déconsidération publique et dans le mépris sarcastique de la foule l’antique prestige des administrations de l’État ! Il s’attendrit à exalter la Direction des Dons et Legs, la grande bonté du Directeur, les traditions quasi familiales de la maison ! Une phrase en amenait une autre. Il en vint à envisager le fonctionnement de son propre bureau :
— Vous êtes ici trois employés attachés à l’expédition : vous, M. Soupe et M. Letondu. M. Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année de service, et il n’y a plus à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne volonté. Quant à M. Letondu, c’est bien simple : il donne depuis quelques semaines des signes indéniables d’aliénation mentale. Alors, quoi ? Car voilà pourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur trois expéditionnaires, l’un soit fou, le deuxième gâteux et le troisième à l’enterrement. Ça a l’air d’une plaisanterie ; nous nageons en pleine opérette !… Et naïvement vous vous êtes fait à l’idée que les choses pouvaient continuer de ce train ?
Le doigt secoué dans l’air il conclut :
— Non, monsieur ! J’en suis las, moi, des enterrements, et des catastrophes soudaines, et des ruptures d’anévrisme, et des gouttes qui remontent au cœur, et de toute cette turlupinade de laquelle on ne saurait dire si elle est plus grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque ! C’en est assez, c’est assez, vous dis-je, je vous dis que c’en est assez sur ce sujet ; passons à d’autres exercices. Désormais c’est de deux choses l’une : la présence ou la démission, choisissez. Si c’est la démission, je l’accepte ; je l’accepte au nom du ministre et à mes risques et périls, est-ce clair ? Si c’est le contraire, vous voudrez bien me faire le plaisir d’être ici chaque jour sur le coup d’onze heures, à l’exemple de vos camarades, et ce à compter de demain, est-ce clair ? J’ajoute que le jour où la fatalité – cette fatalité odieuse qui vous poursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter – viendra vous frapper de nouveau dans vos affections de famille, je vous ferai flanquer à la porte, est-ce clair ?
D’un ton dégagé où perçait une légère pointe de persiflage :
— Parfaitement clair, dit Lahrier.
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