Le récit émouvant d'un bon crime apaise maintes colères et tue dans l'œuf bien des actions que la société redoute.
L'homme libre sur la terre libre, ce n'était qu'un rêve qu'il avait fait, lui, le réaliste par excellence, un rêve sublime qui ne se réaliserait jamais ...
Ah oui des brutes et des canailles, ces sous-officiers et ces caporaux aussi dénués de cœur que d’intelligence, ces hommes qui demandent à aller exercer contre ceux qu’ils devraient considérer comme leurs frères, des soldats comme eux, le métier de garde-chiourme.
Quelle vie ignoble et vile ils mènent ! Comme ils devraient trouver triste leur existence s’ils savaient s’en rendre compte ! Haïs, méprisés, se jugeant peut-être méprisables, ils font ce qu’ils peuvent pour se venger de ce dédain et de ce dégoût qu’ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités ni devant les mensonges ni devant les provocations ni devant la calomnie.
Ah ! Si les détroussés des entreprises financières, les victimes de l'arbitraire gouvernemental avaient pris le parti d'agir contre les auteurs, en chair et en os, de leurs misères, il n'y aurait pas eu, après ce désastre, cette iniquité, et cette infamie après cette ruine. La vendetta n'est pas toujours une mauvaise chose, après tout, ni même une chose immorale ; et devant l'approbation universelle qui aurait salué, par exemple, l'exécution d'un forban de l'agio, le maquis serait devenu inutile... Mais ce sont les institutions, aujourd'hui, qui sont coupables de tout ; on a oublié qu'elles n'existent que par les hommes. Et plus personne n'est responsable, nulle part, ni en politique ni ailleurs...

Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?... On m'incite à suivre les bons exemples ; parce qu'il n'y a que les mauvais qui décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison - ils appellent ça comme ça - juste à la place du cœur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m'enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérite d'avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Le crâne déprimé par le casque d'airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J'aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. J'aurai peur. Car il n'y a qu'une chose qu'on m'apprenne ici, je le sais ! On m'apprend à avoir peur.
Libéré ! Ce mot me fait réfléchir longuement, pendant cette nuit où je me suis allongé, pour la dernière fois, dans un lit militaire. Je compte. Collège, caserne. Voilà quatorze ans que je suis enfermé. Quatorze ans ! Oui, la caserne continue le collège... Et les deux, où l'initiative de l'être est brisée sous la barre de fer des règlements, où la vengeance brutale s'exerce et devient juste dès qu'on l'appelle punition - les deux sont la prison - Quatorze années d'internement, d'affliction, de servitude - pour rien...
Mais qu'est-ce qu'il faudra que je fasse, à présent que je suis libéré, pour qu'on m'incarcère pendant aussi longtemps ? Quelle multitude de délits, quelle foule de crimes me faudra-t-il commettre ?...

Ah ! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton oeil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d'autre main pour te fermer les yeux que la main brutale d'un infirmier qui t'engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler son sommeil. Ah ! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va, pauvre victime, de tout mon coeur, comme je plains ta mère qui t'attend peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un procès-verbal de décès...
Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, cadavre ! Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, la mère ! Je ne vous plains pas, entendez-vous ? pas plus que je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plus que je ne plains les mères qui pleurent ceux qu'elles ont envoyés à la mort.
Ah ! vieilles folles de femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer le fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, vous ne savez donc pas que les louves se font massacrer plutôt que d'abandonner leurs louveteaux et qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève leurs petits ? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait mieux déchirer vos fils de vos propres mains, si vous n'avez pas eu le bonheur d'être stériles, que de les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter dans les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à canon ? Vous n'avez donc plus d'ongles au bout des doigts pour défendre vos enfants ?
Conclusion ? Je ne serai plus un voleur, c'est certain. Et encore ! Pour répondre de l'avenir, il faudrait qu'il ne me fût pas possible d'interroger le passé... J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent. J'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ; et même un peu de bien, comme les autres ; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres. L'existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent. Que faire de son cœur ? que faire de son énergie ? que faire de sa force ?
Je ne veux pas être un larron légal ; je n’ai de goût pour aucun genre d’esclavage. Je veux être un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et je prendrai aux autres ce qu’ils gagnent ou ce qu’ils dérobent, exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et les manieurs de capitaux.
Les anciens entament le Chant des camisards, un chant monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois encore retenir des couplets ; un chant noirci par la résignation du paria et plaqué de rouge par l'ironie du galérien qui rêve de briser sa chaîne :
Savez-vous ce qu'il faut faire
En ce lieu ?
Il faut tout voir et se taire,
Nom de Dieu !...
Nos Chaouchs, qui sont des vaches,
Nous emmerdent, nous attachent,
Mais sur leur gourite on crache
Quand on peut.
Et tous en cœur, ils se mettent à chanter le refrain :
Répétons à l'envi
Ce refrain sans souci :
Vivent l'amour et le vin,
La danse, les joyeux festins !
Oui, tout cela reviendra,
Oui tout cela reviendra,
Quand le diable le voudra !