La meilleure secrétaire
Elle était dans l'équipe, nous l'aimions en bloc.
Ceux qui l'aiment encore malgré l'argent qu'elle a pris hier à une camarade ne sortent plus de leur bureau de peur de la croiser. Expulsée, elle doit finir sa journée.
Pâle, elle voyage encore, des papiers à la main. Les visages clos l'oppressent. Elle compte les heures. Bientôt elle prendra son manteau, son petit sac de voleuse et elle s'en ira dans la ville, chez ses parents, seule, avec cet énorme couteau qu'elle s'est plantée dans le flanc, par étourderie.
LES PETITS VOYOUS
Les petits voyous s’en vont à l’école. Ils ramassent des cailloux pointus pour rayer les voitures. Les plus belles, le plaisir est plus fort.
Les pardessus des petits voyous sont trop courts. La mère est manœuvre à l’usine. Elle taille dans les vieux effets, entre onze heures et minuit. La baraque est froide. Ses doigts sont gourds.
Les enfants sont couchés dans le même lit. Ils ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre la misère.
À force, la misère, elle met des pierres dans les mains.
POINT CRITIQUE
Quand la poésie vous tombe en pleine rue, si sûre qu’il suffirait d’écrire à perdre haleine, ne cherchez pas un crayon, un papier, un mur pour s’appuyer, le monde est là, méfiant et prêt à rire. Il veut plutôt que vous marchiez avec lui, il a des choses à dire, il s’agite, il jacasse, arrache une à une les plumes du bel oiseau que vous teniez encore tout à l’heure et qui, vous le sentez bien, s’échappe. Vous vous insurgez. Dans une ruelle, sans crier gare, vous filez, courez pour grimper quatre à quatre l’escalier du haut bâtiment au sommet duquel vous avez un coin. Là, enfin, vous pouvez quelque chose. Vous le faites tout de suite, le plus parfaitement possible. Au bout d’un moment, parfois dans la soirée si vous manquez d’air, vous arrivez à réunir les fils. C’est une brève histoire, compacte, bien à vous. Trois fois vous la relisez et vous pensez aux amis lointains qui partageront les premiers la bonne nouvelle.
Avouez, vous avez eu peur et vous aviez raison, tant il est vrai qu’il est risqué de franchir cinq cents mètres de foule avec un enfant en train de naître surtout quand il est beau.
Racines vivaces
Tu n'es plus le rouquin traqué de la communale mais un homme libre parmi les autres.
Tu habites la banlieue dans une maison simple avec tes dix enfants.
Chaque soir, tu passes à vélomoteur, droit comme un gendarme. Tu travailles de nuit à l'usine.
C'est l'heure où je m'assieds sur le pas de ma porte pour fumer la pipe. Je lève la main à ton passage. Tu clignes de l'oeil mais jamais ne descend.
Tu n'as pas oublié les lanceurs de cailloux.
LA BOULANGÈRE
La boulangère a écrit un livre. Elle l’a publié à son compte, elle l’a mis sur le comptoir. Seuls les aveugles ne le verront pas.
C’est mon cas. Comme d’habitude, je prends deux pains, je paie et je me plains du temps qu’il fait. Je regarde mes pieds pour sortir à cause de la marche.
Sur ma nuque, deux canons froids.
Les arbres
Les arbres sont des voisins comme le
boulanger, le garagiste. Ils vivent à côté de
nous, ils échangent leur ombre contre des
seaux d'eau et chacun retourne à ses
problèmes, ses coups de vent.
Caresser la peau d'un arbre ne va pas
plus loin que serrer la main du boulanger.
DES GENS TRANQUILLES
Ils ont pris rendez-vous huit jours à l’avance, ils sont arrivés à l’heure et nous avons fait connaissance. Ils ne se sont pas plaints du voyage, ils ne nous ont pas assaillis de questions, on leur avait dit de venir, ils sont venus, ils nous voyaient, rien ne semblait les décevoir.
Au cours du thé, des gâteaux, nous avons parlé des enfants, des études, de la société et pour finir, de la poésie, notre lien. Quand le soleil descendit, ils se souvinrent du long chemin qu’ils avaient à faire et se levèrent comme à regret. Nous les suivîmes jusqu’à la voiture. Ils nous saluèrent une seconde fois, sourirent et disparurent dans le village. Nous fîmes quelques pas dans le pré. Ce qui restait de jour était bloqué.
Les poèmes s'inventent au bord du monde, un pied sur la terre, l'autre dans le vide.
Le vendeur de journaux
René Bironneau embauche à cinq heures. Il charge les journaux sur le guidon de son vélo puis il va dans la nuit de porte en porte. Plus il vend de journaux , plus sa femme est gaie à la maison. Ils rêvent d'un kiosque.
Ce soir j'ai payé Bironneau. Il avait fait double journée, d'abord pour porter ensuite pour toucher la semaine. Il avait des cernes si grands que j'ai dit "Gardez la monnaie". Il a refusé.
Il n'accepte qu'une fois par an. Ce jour-là, comme le facteur, il offre en échange un calendrier.