Quand je lâchais pied, j'étais à bout, je voulais mourir. J'avais trop vu les murs de l'usine. Chaque journée recommençait les mêmes affres. Je ne payais pas le pain que je mangeais de sueur, mais de tristesse et d'ennui. Plus encore à l'usine qu'à l'école, je souffrais d'être enfermé. J'avais sur le dos un carcan pour toute la vie : gagner mon pain en travaillant.
L'habitude nous abêtit et nous endort. Nous finissons par ne plus percevoir du monde que ses envers et ses ombres. Il nous faut réapprendre à aimer l'eau, le feu, à toucher la bête, le fruit, à regarder monter et descendre le jour avec des sens de prisonnier libéré, d'enfant en vacances, des yeux de commencement du monde. "La vie, dit-il* encore, ne vaut d'être vécue que dans la mesure où on s'en émerveille."
Préface de Paul Géraldy.
* c'est Georges Navel qui parle.
On rêve de mourir, de crever pas loin dans le silence bienheureux d'un petit bois. On se sent vivre dans un monde qui n'a ni queue ni tête, comme si l'homme avait été jeté dans la vie comme dans un marais et qu'il ne puisse s'y maintenir qu'en se châtrant de sa conscience, en se scalpant de sa raison.
Mon père allait vers sa quarantième année de présence à l'usine. Quand il n'en pourrait plus, qu'il s'arrêterait de travailler, l'usine lui servirait une pension, dix sous par jour en ce temps, juste la valeur d'un litre de vin ou d'un paquet de tabac...
On se sent damné, séparé pour toujours de la communauté des vivants, l'âme et le corps desséchés par la torture du travail.
On rêve de mourir, de crever pas loin dans le silence bienheureux d'un petit bois...
Je savais maintenant qu'on est sur la terre pour gagner seulement sa croûte, que la vie ne répond pas à cette attente de merveilleux qui donne aux enfants envie de grandir plus vite.
Ma mère m'a eu à quarante-sept ans. Je l'ai toujours connue comme une mère, comme une femme dont la beauté ne compte pas, mais seulement la bonté, la chaleur, la main à tartines. J'étais son treizième. Je l'ai toujours vue comme si elle avait eu soixante ans, comme toutes les vieilles femmes du village, les mères vertes et actives, sans jamais la confondre avec les grand-mères édentées, grondeuses, assises tout le long du jour avec leurs mains noueuses sur les genoux.
Dans le village on ne disait jamais d'une femme qui avait des enfants "madame" mais "la mère". Toutes les mère se ressemblaient. C'étaient des femmes à rides et à larmes. Leurs mains tannées sentaient l'ail. La mienne avait beaucoup pleuré, elle avait des lacs de larmes derrière ses lunettes, mais le reste du visage, du front à la bouche, continuait de sourire, la voix aussi.
Tous ces grands jeunes hommes bien portants, heureux de vivre, que faisaient ils dans la vie ? Je ne savais pas de quoi vivent les gens qui ne travaillent pas en usine ? Plus intelligents, plus habiles, riches de naissance ? Comment la richesse se gagne ?
Un jour je comprendrais de quoi les gens vivent, je n'aurais plus besoin de la terrible usine.
( p.169)
C'était mon meilleur ami. ..........
Plus rien entre nous que des nouvelles de nos familles.
De son côté, beaucoup de morts, plus la sienne, celle de l'enfant dans l'adulte.
J'étais tombé de sa poche comme un vieux journal.
Nous n'avions plus rien à nous dire.
Je ne crois pas au simple cafard, le cafard veut dire quelque chose. Il y a une part de cafard qui est en dehors de toutes raisons de santé. On peut être malade de la civilisation dans laquelle on vit, malade de l'homme dans les liens qu'on a avec tout l'humain.
( p.258)