Comme vous l'aurez déjà compris, l'appel au médecin, qui est parfois une nécessité, constituait à Valfroide toujours un luxe. On ne s'y résignait qu'en dernier ressort, essayant à tout le moins de se traîner jusqu'à mon cabinet au lieu de m'appeler en visite, histoire d'économiser quinze sous. Je sais bien que le pays est pauvre − et l'était à l'époque beaucoup plus encore, en l'absence de tourisme. Mais, tant il est vrai que la misère est une seconde nature, ces gens qui ne gagnaient rien dépensaient moins encore. Vous me croirez si vous voulez, mais la plupart arrivaient à mettre de l'argent de côté ! Ils en avaient en tout cas assez pour y tenir et ne pas le gaspiller − entendez par là, en particulier chez le médecin... On préférait donc soigner le mal par le mépris, ou les remèdes de bonne femme. On attendait. Et on attendait parfois si bien que c'était le prêtre qu'il fallait appeler... Au début, du moins. Par la suite, les gens devaient s'habituer à ne plus trop se laisser mourir par souci d'économie, voire insouciance pure et simple. Sans doute est-ce là ce qu'on nomme le progrès... En ce qui me concerne, vous pensez bien que je ne m'étais pas installé à Valfroide pour y faire fortune ! Mais, tout de même, cela m'agaçait de m'y sentir parfois inutile, et pour des questions de gros sous. À tant faire que d'être là, j'aurais encore préféré soigner les gens gratis que de ne pas les soigner du tout. L'ennui est qu'ils n'auraient pas accepté cela non plus. Me payer leur arrachait le cœur, mais ils tenaient à le faire, et séance tenante. Cette apparente contradiction m'avait tout d'abord étonné, mais je ne tardai pas à voir en elle un raffinement de ladrerie. Voulez-vous que je vous dise ? Devoir inquiète. Ces gens-là voulaient être quittes.
N'oubliez pas que l'homme parle de ce qu'il rêve plus volontiers que de ce qu'il fait ; et qu'il rêve surtout de ce que, justement, il n'a pas pu faire. Les bonnes vies font de mauvais livres.
On se fait parfois une idée assez romantique de la mort en montagne. On a tort. Moi qui l'ai vue, je peux le dire : la mort est toujours affreuse.
La vie est faite de choix, d'une succession de choix qui, en excluant fatalement tout le reste, la rétrécissent peu à peu autour de nous, jusqu'à cette seule et inéluctable issue : la mort.
La science des guérisseurs se résumait à peu de choses : quelques recettes de bonne femme ; et ces fameuses herbes de la montagne, dont au surplus chacun connaît l'emploi : l'arnica pour les coups, la gentiane pour l'estomac, le génépi pour les refroidissements. Ce n'était pas bien méchant − entre certaines limites, du moins. Le jour où les gens de Valfroide eurent admis que le génépi ne suffit pas forcément à guérir une congestion pulmonaire ou une pneumonie double, je pus estimer avoir gagné la partie. Je la gagnai surtout le jour où l'un de ces fameux « guérisseurs », la mort dans l'âme j'imagine, me fit appeler discrètement à son chevet ; et où je le guéris... Ces choses-là se savent toujours. Le bonhomme n'y perdit peut-être pas tous ses clients, mais il avait perdu la face. Et son prestige ne s'en releva jamais, tandis que le mien se trouvait renforcé.
La neige, elle, ne s'installe vraiment qu'en décembre, pour nous quitter fin avril. Mais si elle est longue à venir, elle part d'un seul coup : c'est qu'il est resté dans la terre, à travers tout le gel de l'hiver, comme une chaleur sourde qui la travaille : c'est par en dessous surtout qu'elle fond. Et un beau jour, il ne reste plus qu'une croûte, que le pied traverse. Elle s'écaille en taches, en flaques qui s'amenuisent d'heure en heure, on la voit remonter à vue d'œil vers les glaciers, vers les sommets, remplacée par des champs de fleurs blanches. Oui, chez nous, le printemps, s'il vient plus tard qu'ailleurs, éclate comme une fête, une fanfare de couleurs. La longueur des jours, la splendeur encore dure de la lumière concourent à faire de chaque heure un enchantement. C'est la saison glorieuse de la montagne.
La fraîcheur de l'air nous surprit, et pourtant il ne gelait pas. Pas d'étoiles. Mais il y avait, dans ces ténèbres totales, des zones d'une densité singulière qui trahissaient la présence invisible de la montagne. Aussi bien cette nuit n'était-elle pas uniforme : partagée entre la terre et le ciel, elle prenait son ton à tout cela même qu'elle dissimulait dans ses plis. Le silence était parfois entrecoupé de rumeurs vagues, difficiles à identifier, plus encore à localiser. C'était, en mineur, le chant nocturne de la terre et nous nous taisions pour le laisser mieux couler au fond de nous. Ce devait être un de ces instants chargés non pas d'événements, puisque apparemment il ne s'y passe rien, mais d'un sens difficile à déceler. leur charme tient peut-être à leur immobilité même, à une sorte de pause dans le fatal écoulement du temps. On redoute alors de les briser, sachant déjà qu'on ne se les rappellera que pour les regretter − car chacun d'eux est inimitable. le froid nous pénétrant, un peu plus tard, et à regret en effet, nous rentrâmes dans le refuge.
Toute ascension réussie est d'abord une aventure intérieure achevée.
Couché sur le dos, mon compagnon dormait encore paisiblement. Je l'observai avec attention : il me semblait que ce sommeil me le livrait mieux encore que ses confidences ; ou, plus exactement, achevait de me livrer de sa vérité profonde précisément cette part que ses propos, toujours choisis, laissaient dans l'ombre. Il respirait doucement, régulièrement. Ayant dépouillé le masque, son visage au repos, entièrement détendu et sans défense, m'offrait quelque chose de nouveau, et presque d'enfantin, qui ne laissait plus nulle place à la pose ou à la réserve volontaire. je découvris ainsi que des yeux fermés peuvent être plus révélateurs que des yeux ouverts ; l'absence dans le sommeil, plus que la présence du regard, dont on joue. Cet homme abandonné me disait donc tout ce qu'avait tu l'homme en état de veille − ou à peu près.
Sous lui la pente blanche fuyait, très vite coupée par un vide presque irréel au-delà duquel tremblait une douce vapeur bleue qui devait être la valée. Là étaient la vie, la sécurité; la tiédeur des choses. Mais Andréa ne la voyait même plus. Étranger à presque tout ce qu'il en avait aimé, étranger même à ce qu'il était la veille encore, à chaque seconde il se sentait renaître de cet univers fabuleux de l'altitude. Il devenait un être neuf. Espace, durée pour lui n'existaient plus. Aussi longtemps qu'il resterait sur son chemin un obstacle à surmonter, une difficulté à vaincre, sa seule raison d'être serait de s'élever, de soustraire pour quelques heures aux lois terrestres ce corps pesant et imparfait qui entravait tous les élans de son être. Il serait bien temps, ensuite, de recommencer de penser, de vivre à l'échelle humaine.