Georges Suffert

Le 19 décembre, dans la nuit, de Gaulle avait gagné. Mais sans doute était-ce un autre homme. Pour la première fois de son histoire peut-être, il tirait son autorité d'un scrutin incontestable. Mais il n'était plus que l'élu d'une majorité. Kennedy s'en contentait. De Gaulle pas. Son idée de la France devenait celle d'une partie des Français. Il avait vaincu mais au prix d'une soumissions totale aux règles de la république. Déjà le gaullisme s'éloignant et une nouvelle république apparaissait.

C'est au Stalag 9A où sont concentrés 40 000 hommes qu'il prend conscience que, pour lui, l'enfance est terminée. Il lui faut vivre dans un monde violent, esquiver ou rendre les coups : François Mitterrand ne va plus penser qu'à s'évader Il prépare soigneusement son opération De ses lectures d'enfance, il se souvient que 99% des évasions échouent parce que les prisonniers en fuite parlent. Pour réussir, la règle d'or est de se taire.Pour se taire, le mieux encore est de ne rencontrer personne. Il évitera donc tout village, toute ferme. Le 7 mars 1941, il part avec son ami Leclercq. Ils marcheront pendant vingt-deux jours, souvent dans la neige et la boue, abattant six cents kilomètres. Ils ne parleront à personne, coucheront dans les fossés, se nourriront de pommes de terre et d'eau. A quatre kilomètres de la frontière, ils se trompent de route et débouchent sur un village. Trop tard pour faire demi-tour. On les arrête. Les voilà réexpédiés en commando de discipline. Huit mois plus tard, seconde tentative. Cette fois, il tente de tout pour le tout et prend le train. Il réussit à parvenir jusqu'à Metz où il descend à l'hôtel Cécilia. Nouvelle erreur. Au petit matin, il est arrêté et de nouveau interné. Pendant trois jours, il hésite. Le 10 décembre, on le fait sortir du camp et se diriger vers le train qui, une fois de pus, doit l'emmener vers le nord de l'Allemagne. C'est alors que l'autre Mitterrand apparaît : non plus le calculateur précis, méthodique, mais l'homme qui prend ses risques. S'il monte dans le wagon, tout est perdu il quitte soudain les rangs et part droit devant lui, coudes au corps ; les balles sifflent. il ne sait pas où il est. il fait sept kilomètres en ligne droite, sans reprendre son souffle les Allemands sont à trois cents mètres derrière lui. Il arrive au village de Boulay ; la nuit tombe. Le rideau de fer d'une boutique est en train de se fermer. Il plonge sous le rideau et regarde sans rien dire la femme qui écoute, ahurie, les cris des Allemands frappant aux portes des maisons. Sans un mot, elle le prend pas le bras, le jette dans un placard, le recouvre de linge, ferme la porte et retourne à ses fourneaux. Les Allemands entrent, jettent un coup d'œil, ressortent. François Mitterrand est tombé dans une filière de la Résistance, celle dite de sœur Hélène qui réussira quelque mois plus tard l'évasion du général Giraud. On l'expédie sur la zone Sud où il va commencer à travailler dans l'organisation des prisonniers de guerre.

Ils se sont connus à Alger au moment où déjà le débarquement se prépare le 2 décembre 1943. François Mitterrand arrive de Londres [...] Le 2 au matin, le chef de la France libre reçoit le jeune homme. Première phrase de de Gaulle : "Alors ! Vous vous déplacez sur des avions britanniques ? [...] Décidément, de Gaulle ne lui plaît guère. [...] Mais, pour le chef de la France libre, ce sont les hommes qui ont du caractère qui comptent. François Mitterrand apprendra quelques semaines avant le débarquement qu'il fera partie de l'espèce de gouvernement provisoire que de Gaulle installe en France en attendant sa propre arrivée [...] Lors de Gaulle s'en revient à Paris, il serre la main à tous ses secrétaires généraux sauf à Mitterrand, le plus jeune donc le dernier, qu'il regarde en s'exclamant : Encore vous ?

Bien entendu, ni François Mitterrand, ni Guy Mollet, ni Pierre Mendès-France ne se déclarent favorables à l'idée d'une assemblée constituante pour succéder au général de Gaulle. Mais tous pensent que les règles constitutionnelles de 1958 et de 1962 s'effondreront avec la mort ou l'échec du générale de Gaulle. De 1958 à 1962, tous n'ont cessé d'être obnubilés par le complexe de Sedan ou la pensée des 80 parlementaires qui, à Vichy, en 1940, ont refusé de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain Un jour viendra, pensent-ils, où le pendule de l'histoire retombera et balaiera tout cet édifice fragile surgi de l'imagination du général de Gaulle. Il suffit donc d'attendre la catastrophe à leurs yeux inévitable.

L'automne 1962 approche. Charles de Gaulle hume l'air et y décèle comme une odeur de poudre. [...] Un coup de colère de l'Assemblée et c'en est fait de son gouvernement. [...] Il n'aura été qu'un nouveau Mendès : il aura liquidé une situation compromise sans pour autant avoir réussi à bâtir, en dur, un nouveau système politique. Il n'attend donc pas l'assaut : il choisit lui-même le terrain où va se dérouler le combat.Il n'a qu'une tactique : mettre l'opinion publique de son côté, contre les partis. [...] Quel meilleur système que de proposer dès lors l'élection du président de la République au suffrage universel ? [...] Le piège est admirable. Pour les hommes de la IVe République [...] l'élection du président au suffrage universel, c'est le coup de Louis-napoléon Bonaparte ou celui de Mac-Mahon. Ils vont voir rouge ; ils vont en appeler aux grands principes et se précipiter tête baissée sur l'obstacle en criant bien fort que la preuve est faite : de Gaulle veut assassiner la République ! Personne ne les croira ; l'opinion publique leur donnera tort et ils tomberont tous dans la trappe que de Gaulle vient de creuser sous leurs pas. Les choses se déroulent comme le chef de l'Etat l'avait prévu [...] De Gaulle a gagné. [...] Reste à faire fonctionner l'élection du président de la République au suffrage universel; Mais à l'époque, personne n'y pense encore.

Un matin, toute la France apprend que François Mitterrand, longeant le trottoir de l'avenue de l'Observatoire [...] a été attaqué à la mitraillette par des individus en voiture. Il n'a dû sa vie qu'à sa présence d'esprit ; il a sauté par-dessus la grille et s'est caché dans un bosquet [...] un individu nommé Pesquet [...] déclare froidement qu'il s'agissait d'un faux attentat organisé par lui avec l'accord de M. Mitterrand. [...] L'instruction est arrêtée depuis des années.

Le schéma est pour le moins contestable, dans la mesure où il se fonde sur une donnée fragile : l'illégitimité et l'illégalité du régime gaulliste. Or, c'est depuis décembre 1962 que s'est opéré le passage de la légitimité à la légalité. Cette ratification des institutions par le pays, le parti communiste l'ignore : pour lui, de Gaulle n'est qu'un usurpateur. Sa chute déterminera l'annulation automatique des règles et des usages qu'il aura tenté d'établir sous son règne.

Faire le socialisme, ce n'est probablement plus coller des affiches et se réunir à douze ou treize dans une arrière-salle de bistrot une fois par mois [...]

Tout le monde sait que Defferre a raison mais la droite dispose des militaires et de l'argent : la gauche n'a que sa parole.

Par quels cheminements intérieurs, le général de Gaulle, adversaire du régime présidentiel, a-t-il été amené à proposer aux Français d'élire le président de la République au suffrage universel ? [...] Historiquement, il existait en France un courant d'opinion favorable au régime présidentiel. [...] en quelques semaines, un homme comme Antoine Pinay a réussi à devenir populaire, simplement parce qu'il a parlé un certain langage adapté à la psychologie des Français, à un moment donné de leur histoire [...] Le même phénomène se reproduira dans un sens différent au moment du gouvernement Mendès-France [..]Toute la France est passionnée. Pour la deuxième fois en deux ans, l'intérêt politique se réveille chez le peuple français et ce mécanisme est lié à la conjonction d'une personnalité et d'une politique. Dans les deux cas, le Parlement est presque réduit au silence [...]