AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

3.77/5 (sur 70 notes)

Nationalité : France
Biographie :

Ancien vigneron, Gérard Raynal s’est voué entièrement à l’écriture. Il cherche à retransmettre, au gré de récits bien ficelés, l’ambiance du temps passé. Spécialiste des Cathares, il se consacre à l’art du terroir.

Il est l’auteur de :
- Les Bûchers du paradis
- Quand le vin est tiré
- Le Secret de Font-Clare
- Lumière fauve
- Les lauriers sont coupés
- La Promesse
- L’Envers du désir
- La face cachée d'Émile Lafont (à paraître 10/12/2010)

Ajouter des informations
Bibliographie de Gérard Raynal   (24)Voir plus

étiquettes

Citations et extraits (13) Voir plus Ajouter une citation
-Merci, sans vous...
Elle se trouvait à trois mètres à peine de lui, tremblante, le visage couvert de poussière, mais au goût d'Émile, toujours aussi désirable.
Son nez minuscule brillait de larmes claires, ses pommettes légèrement saillantes, ses yeux d'une ébène aussi profonde que celui des orages, son menton fin et arrondi, conféraient à son visage une hallucinante beauté.
Ce n'est pas une bergère, c'est une fée, s'extasia Emile.
Commenter  J’apprécie          230
C’est aux alentours du printemps 1930 que le malheur s’invita dans la vie de Jeanne. Ce soir-là, tout en servant la soupe de lentilles, elle chercha du regard l’oeil de son mari. Elle le trouva brillant. Rouge et brillant. « Il est encore passé au café », pensa-t-elle. Cette désastreuse habitude l’excédait !
Celle-là et bien d’autres d’ailleurs.
Raymond trouva le potage aussi fade qu’un dimanche soir. Il grogna. La jeune femme lui passa la salière et s’excusa. En vain ! Il ne pardonnait jamais. Son épaisse moustache perlée de liquide chaud vibrait au rythme d’une excitation proche de la colère. Parfois il s’immobilisait, l’air absent. Ses mains tremblaient, sa lèvre inférieure frémissait. Pas un mot ne sortait de sa bouche. Et pourtant l’épouse eut aimé s’entretenir avec lui du déroulement de leur journée, de la récolte à venir dont on disait au village qu’elle serait magnifique. Du temps. Jeanne adorait parler du temps. Raymond se lançait alors dans des descriptions passionnées, déclamait des dictons paysans, récitait des anecdotes, et si l’ambiance s’y prêtait, racontait les déboires des soldats de Quatorze, embourbés dans un sale hiver. Car aux pires années de la terrible guerre, Raymond avait été fantassin, enterré plusieurs mois durant dans des
-8-
tranchées remplies de cadavres.
Mais aujourd’hui, il avait peu de choses à dire, le vieux ! À Villanove, on l’appelait le vieux !
Il ne se passa rien. Il ne se passa vraiment rien, sinon dans la gorge de Jeanne, les prémices d’une grosse anxiété ! Elle servit néanmoins le rôti de « porc boulanger », une des nombreuses recettes héritées de sa mère.
Raymond en raffolait !
Il piquait de la pointe de son couteau de larges bouts de viande, et les avalait sans même prendre la peine de les mâcher. Il termina son repas dans un silence lourd de sens, avec parfois, à l’adresse de sa femme, un regard emperlé de reproches.
Un regard noir emperlé de reproches.
− La mère Donat est au plus mal, dit Jeanne d’un air contrit.
La santé d’Adolphine Donat ne préoccupait guère Raymond. D’ailleurs, en dehors des mauvais résultats de l’équipe locale de rugby, rien ne le préoccupait jamais. Assis près de l’âtre, il bourrait tranquillement sa pipe. Les flammes orangées jetaient contre la fonte culottée des nuées de bestioles aux couleurs de l’enfer....
Commenter  J’apprécie          140
C’est au cours de l’été trente-huit que tout a basculé. À cette époque-là, âgé de quatorze ans, je fréquentais sans relâche l’église de Villanove. Ma mère, mon père et moi y occupions une petite chapelle, dont les chaises de bois vernis portaient au dossier des petits écriteaux de cuivre, où figuraient nos noms. Il faut dire que nous comptions, nous les Lagarde, parmi les plus fortunés de la région. À la première rangée, nul ne s’installait jamais, sauf une femme très âgée prénommée Marguerite. Sa ferveur me fascinait. Derrière elle, se tenaient quelques bigots, qu’une attitude exagérément contrite rendait ridicules. Plus en retrait, les visages de belles jeunes filles émergeaient d’une masse compacte de costumes et de mantilles sombres. Si par hasard ma mère
10
surprenait mon insistance à caresser du regard l’une ou l’autre de ces villageoises, j’écopais d’une remontrance sévère et, à peine de retour chez nous, je subissais deux heures d’exposition au soleil. La pire des punitions ! Cela peut paraître bénin, mais pour l’amateur d’obscurité que j’étais, cette sanction prenait l’ampleur d’un véritable châtiment.
Si je reviens m’asseoir sur ce qui fut mon siège réservé, les terribles événements de l’été trente-huit reviennent en ma mémoire. Je revois le corps déchiqueté par les pales du vieux Moulin. La voiture de gendarmerie. La foule rassemblée. Alors parfois je pleure. D’autres images me reviennent à l’esprit, celle de cette forme humaine gisant au milieu d’un couloir sombre dans une odeur insoutenable de poudre, ou bien celle de ce pendu, qui si longtemps a hanté ma mémoire. Aujourd’hui encore, je suis un homme déchiré. Mais foin d’abattement, revenons à mon récit.
Au moment de la communion, les jeunes demoiselles semaient en mon être des graines de désir. Encore enfant, je ne me reconnaissais guère le droit de succomber à la rêverie légère et à la paresse religieuse, ces deux péchés mortels desquels le prêtre s’escrimait à me tenir éloigné. Si j’y cédais tout de même, de retour chez nous, je me mortifiais afin d’expier.
Maman, qui m’élevait dans le plus strict respect des lois religieuses, opposait à mes inclinations adolescentes, l’exemple de l’abbé Bonnastre dont les actes, selon elle, ensei11
gnaient la vraie voie :
― Le péché de chair entraîne l’homme dans les profondeurs noires de l’enfer, expliquait-elle.
― Mais vous mère, lui demandais-je un jour, n’avez-vous pas contourné quelquefois ce précepte, ne serait-ce que pour me mettre au monde ?
Avant de me gifler, elle m’avait rétorqué : « J’étais à cette époque ignorante des desseins de Dieu ».
Commenter  J’apprécie          110
Mon frère, l’abbé Amaury de Cesnac vint nous visiter dans la salle d’armes où nous nous étions réunis, mes capitaines et moi. Son pas lourd frappait les dalles d’un marteau régulier.
- Bienvenue l’abbé, cecy n’est pas un lieu bien recommandé pour un homme d’église, lui dis-je sur le ton de la plaisanterie.
Sa carrure imposante aurait pu lui permettre d’embrasser le métier des armes, mais la destinée, et surtout l’ambition de notre père, le Seigneur Philippe de Cesnac, l’avaient en son temps, poussé vers la carrière religieuse. Depuis, la vie sédentaire avait posé sur son ventre et ses hanches, un lest remarquable.
- Je viens vous dire ma fierté de voir le nom des Cesnac inscrit à nouveau au firmament des sages guerriers du Christ…
- Nous serons de la croisade en effet,
-8-
père le souhaitait, et j’en fais un devoir. Le gonfalon de notre valeureuse lignée flottera une nouvelle fois sur les sentiers glorieux de la guerre sainte.
- Comme j’en suis heureux Peyre... comme j’en suis heureux !
Il savoura un instant cette félicité, ferma ses paupières charnues, respira doucement, à la manière d’un nourrisson repu. Mais bientôt son visage se durcit, et sa bouche se tordit en une moue amère.
- Promets-moi que vous ferez attention, on raconte que là-bas…
Je l’arrêtai d’un geste.
- Nous en reparlerons Amaury, nous en reparlerons plus tard, mes gens et moi avons de l’ouvrage. Nous devons nous préparer, car d’ici un mois la route de ces territoires du sud que l’on prétend abandonnés de Dieu, nous prendra.
- Diantre, d’ici un mois !
Dès que sa coule fut avalée par le rectangle obscur de la poterne, nous reprîmes, mes soldats et moi, les travaux d’organisation de notre future campagne. Il nous fallait, afin d’obéir au Comte Eudes de Bourgogne notre suzerain et aux évêques, lever une troupe conséquente. Chacun des capitaines fut donc chargé de recruter cent combattants. La tâche allait s’avérer aisée, car le seul mot de « croisade » suffisait à remuer les foules. Qui plus est, nous savions que les indulgences du pape offertes à tous les volontaires, et l’éventualité de ramener richesse et gloire auraient raison
-9-
des réticences.
À vespres, lorsque nous nous séparâmes, et juste avant de nous rendre à l’office, je passai quelques instants avec Mengarde, ma douce et tendre épouse. Il s’agissait de la rassurer un peu. Et de l’honorer bien sûr. Il faut dire que le service de guerre pour lequel le Divin Bâtisseur m’appelait, nous séparerait durablement, et sa couche, que je savais réchauffer de la meilleure manière, allait, de longues semaines durant, demeurer désespérément froide.
Toujours aussi verveux, mon cher Amaury nous délivra un prêche si enthousiaste, que nous eûmes, mes hommes et moi, la gorge serrée d’émotion. Il jetait vers nous des regards appuyés, et vantait par avance les mérites de cette armée magnifique qui, au nom de Dieu, allait fondre sur le Toulousain et les territoires ennemis de l’Eglise. Il prétendait que Jésus lui-même serait à nos côtés, et cette perspective nous donna une force inouïe. Ses mains s’envolaient vers les voûtes, comme deux énormes papillons, puis, avant de se joindre en signe de piété, se posaient sur son ventre. En chaire, mon frère paraissait transformé. L’ombre de son corps se projetait sur les murs de la basilique et dansait au rythme de ses diatribes. Nul n’osait faire le moindre bruit, nul n’osait bouger, ni même racler sa gorge. Dans son habitacle doré, il nous dominait tous, et lorsqu’il laissait éclater son courroux contre les infidèles ou contre ceux qu’il jugeait piètres catholiques, il nous effrayait.
-10-
Après la célébration, je demeurai quelques instants dans la nef pour m’entretenir avec lui de cette guerre sainte au cours de laquelle, par mon entremise, les Cesnac allaient s’illustrer.
Dans la sacristie, il tira un siège et m’invita à partager un verre de vin de messe. Je lui demandai :
- Dis-moi frère, toi qui est homme de connaissance et de foi, que sais-tu de ces ennemis que nous allons combattre dans le Sud ?
Il huma son breuvage, en but une gorgée, et posa sur moi son regard le plus doux. Puis, d’une voix calme, il me répondit :
- Vous allez combattre les cathares.
- Les cathares, je le sais bien frère, mais qui sont-ils ?
- Des suppôts de Satan, Peyre, des mécréants, des sodomites, les pires ennemis de notre sainte Eglise !
Cette description me les rendit insupportables. Ces suppôts de Satan, ces ennemis de Dieu et de l’Eglise, j’allais les pourchasser et les occire jusqu’au dernier. Je m’interrogeais toutefois sur les raisons de la prolifération dans les terres du Sud, de ces rebus de la chrétienté.
- C’est à cause de l’incurie du clergé local, et de la complicité des Seigneurs de là-bas…
- Sont-ils nombreux ?
- Des hordes entières Peyre, des hordes soutenues par le pays de Trencavel, le puissant comté de Foix, le Cominge, et sans doute Raymond le Toulousain qui, dit-on, n’est point
-11-
franc du collier. Leurs châteaux sont infestés, et le moindre marché est une occasion rêvée pour ces hérésiarques de se réunir et de se reproduire.
J’imaginais, grâce à la description fort détaillée de l’abbé, des rencontres orgiaques organisées sur les places publiques ou dans le donjon des castels. J’entendais par avance leurs grognements lubriques. Je les honnissais. Pourtant, le seul fait d’avoir à affronter tous les puissants seigneurs que mon frère venait de nommer, me donnait des frissons. Je voulais en savoir plus :
- Et leur chef, qui est-il ?
Le regard félin du calotin se figea, sa bouche se tordit. Il lança :
- Le Malin est leur chef !
- Tudieu, que dis-tu là Amaury, le Malin est leur chef !
- Oui Peyre, si nous, nous sommes le bras de Dieu et de l’Eglise, eux obéissent au Bougre. C’est lui qui les guide et les inspire. Ils sont redoutables.
- Comment cela est-il possible ?
- Le Maudit s’incarne en chacun d’entre eux, il vit en eux.
J’avais désormais dans la bouche le goût putride de l’enfer. Mais pour l’heure, l’abbé en avait suffisamment dit. Au nom de Dieu, au nom du pape, au nom de l’église, au nom des Cesnac, je devais détruire jusqu’au dernier, ces maudits cathares. Et même si partir en croisade ailleurs qu’en Terre Sainte me paraissait étrange, j’étais disposé à jeter dans cette
-12-
bataille toute l’énergie de ma jeunesse finissante. On ne pouvait laisser s’étendre impunément le poison de l’hérésie. Notre mère l’Eglise risquait d’en trop souffrir. Là-bas, en Palestine, nous avions eu à lutter contre des hommes, mais dans les terres du Sud, c’était Satan en personne qui nous guettait.
Beau et redoutable défi pour un Cesnac !
Le combat serait rude, mais Dieu nous soutiendrait, j’en étais certain. Et puis, ne racontait-on pas que l’armée à laquelle nous allions nous joindre, faite de Frisons, de Bourguignons, de Nivernais, de Clermontois, d’Angevins, de Poitevins, de Romains, et autres redoutables guerriers venus du monde entier, allait constituer l’Ost le plus imposant que la chrétienté n’ait jamais levé ?
Avant de me donner congé, l’abbé me glissa :
- Monte voir notre père, il demande à te parler.
Commenter  J’apprécie          80
Amis, puisse Dieu me pardonner de remuer en vous les démons du passé, puisse Dieu me pardonner ! Je suis un vieil homme fatigué, revêtu de noir comme les miens, et comme eux, si proche de la fin. Mon regard se porte en arrière, sur une route jalonnée d’épreuves, une route longue et douloureuse, semée de peine et de désillusion. Lors, resurgissent dans ma mémoire, les paysages de mon enfance.
Dieu, que je les aimais mes Corbières, ce pays écrasé de lumière où les luisances du soir exacerbaient nos âmes ! Dieu, que je les aimais ! Mais le lien invisible qui nous y arrimait n’a pas résisté à la bourrasque immense du malheur. Des cités détruites et des innocents condamnés, amis, j’en ai vu plus que mon lot. J’ai croisé des armées infâmes marchant sur de misérables bastides ; et sur combien de bûchers, ai-je pleuré ? Depuis l’année maudite mille deux cent neuf et l’ignoble massacre des habitants de Béziers par les croisés du pape, les malheurs n’ont cessé de s’abattre sur notre pays. Mais de cela, nous reparlerons. Aujourd’hui
12
encore, trente trois ans après, l’armée royale s’est substituée à celle des catholiques, et l’ennemi continue à nous asservir. La croisade est devenue une guerre de conquêtes. L’inquisition nous pourchasse plus que jamais, nous les ministres de la vraie foi, et il ne nous reste que très peu de refuges. Je suis devenu, vous l’aurez compris, un prêtre de cette si belle religion cathare, un « Bon-Homme », ainsi qu’on a coutume de nous appeler.
Je vis maintenant en ce Castel de Montségur, où l’on se sent si proche du paradis, qu’on en oublie la guerre et la terreur. C’est une belle citadelle, fraternelle aux déshérités. Unis les uns aux autres, soudés en un corps indissoluble, nous y demeurons, le coeur tourné vers le « Très Haut ». Au-dessus de nos têtes, un ciel de bleuet étend à l’infini son linceul immaculé. « Bons-Hommes » et « Bonnes-Femmes », ont dans le regard des éclairs de joie. Parfois, ma tête se charge de mille images de mon jeune âge, celui où Sagesse n’avait pas encore façonné mon âme. Elles me parlent de cette époque lointaine où, pour nous, commença la meschance.
Mes souffrances, je vous les conterai amis, non pour vous faire larmoyer, mais afin que vous sachiez qui nous étions.
Commenter  J’apprécie          80
Tout est obscur depuis que tu n’es plus là !
Le dos légèrement courbé derrière le zinc, Marie d’en Paulin me regarde d’un œil attendri. Peu de clients dans le café des Sports à cette heure tardive. Seul dans un coin de la salle, un vieil homme échevelé et pauvrement vêtu sirote son Banyuls. Dehors, une voiture à bras tonne le long du Douy. De loin en loin, on entend les rires rauques de pêcheurs en partance. Un chien roux vient japper un instant près de la porte, puis s’enfuit. Des chats parcourent les ruelles, et se disputent parfois, dans un vacarme de cris, de miaulements et de pleurs. J’aime la quiétude des soirées Catalanes.
Commenter  J’apprécie          90
Un séisme d’une magnitude de 8,9 sur l’échelle de Richter a ébranlé sévèrement le nord-est du Japon, suivi presque immédiatement par un terrible tsunami. Une fuite radioactive a été repérée dans l’enceinte de la centrale atomique de Fukushima...
 
Les cerisiers sont morts, Kiyoto.
Les cerisiers sont morts. Te souviens-tu combien nous aimions à nous promener sous leur chevelure de neige, les matins de juin au pied du mont Fuji ? Les cerisiers sont morts Kiyoto.
Les cerisiers sont morts.
Ils étaient les compagnons des jours heureux passés dans notre petite maison de Kamaishi. Kamaishi ! « Ô Kamaishi ! Que restait-il de ce temps passé ? Où étais-tu Kiyoto ? Où étais-tu ?
Commenter  J’apprécie          80
Le monde dans lequel je m’éveille ce matin n’est plus le même que celui que j’ai quitté le 13 juillet. J’émerge d’une longue, d’une très longue nuit.
Une chambre trop blanche pour être la mienne… et le bip régulier d’une machine électronique. Des tuyaux dans ma bouche, dans mon nez… mon corps est lourd comme un bloc de granit. Bip, bip, bip…
Là-bas, de l’autre côté de la paroi de verre, une femme en blouse blanche s’affaire…
Aucun visage familier…
Je me sens seul, abandonné… Je tente de bouger, mais je suis prisonnier de ma propre chair… bip, bip, bip… Le sifflement agaçant d’un appareil posé près de moi… bip, bip, bip… Je ne sais pas où je suis, je ne reconnais rien, je n’entends rien, en dehors de ce maudit bip. Je veux appeler, mais aucun son ne sort de ma bouche… à cause de ce masque sans doute, et de ces tuyaux… Mon bras droit est attaché, et l’autre pèse un âne mort… J’essaie de me souvenir, mais pas une seule image ne vient me parler du passé, pas

une seule image, sinon celle de la mer, si bleue, si belle, si belle, si belle… bip, bip, bip… Une sonnerie maintenant, semblable à celle d’un téléphone, et une lumière qui clignote… Un bruit de pas, une voix inconnue :
– Oh ! Vous voilà réveillé !
Réveillé ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire à se réveiller… Je veux partir… sortir de cette maudite chambre et plonger dans la mer… Je sais qu’elle me porterait, qu’elle redonnerait à mon corps toute sa légèreté… Je cherche des images… Rien de précis… une terrasse de pierre et l’immensité bleue… Dans ma tête, j’entends soudain le beuglement d’une corne marine…
La montagne, derrière, et des odeurs d’iode…
On crie, on appelle… Des gens s’agitent autour de moi. On me touche, on prend mon pouls, une main se pose sur mon front moite. Pas de fièvre… Je comprends, à entendre les voix, que je suis tiré d’affaire…
De quelle affaire ?
Puis comme un vide, le silence brisé par le bip, bip, bip… monotone. Je ne sais rien de moi… Pourtant il faut que je sache… Heureusement des scènes de plus en plus précises s’inscrivent dans mon esprit… Je suis ailleurs, au Japon peut-être… Une fille se couche près de moi… Soudain mes pensées me mènent dans d’autres lieux, à Paris, dans un grand magasin… Je suis assis. Devant moi s’étire une file de gens qui m’aiment. J’écris un mot sur une feuille qu’une femme me tend, elle remercie, je passe à la suivante… Un porche de pierres… Un corps contre

le mien… Une bouche écrasée sur ma bouche…
À nouveau des pas, des pas tout près de moi… Une fille en blouse débranche les fils… Elle tue le bip, bip, bip… dégage ma bouche…
– Ça va ? Comment vous sentez-vous ?
Je ne peux pas répondre, mes lèvres sont gonflées, et ma langue étouffe mes mots… La fille continue :
– Ne vous tracassez pas, on a averti votre femme, elle ne va plus tarder…
« Ma femme ? De qui parle-t-elle ? J’ai donc une femme… » La jeune fille en blanc approche son visage du mien et me murmure à l’oreille :
– Dites, quand vous irez mieux, vous pourrez me dédicacer votre dernier livre ?
Dédicacer… Je ne comprends pas…
– Je l’ai acheté, il est formidable… Jamais rien lu d’aussi limpide… j’adore la lecture…
Dédicacer… C’était donc ça, la file des admirateurs… Maintenant les choses se mettent en place… Des bribes de jours passés me reviennent en mémoire. Je revois la villa… Le vent souffle sur la grande terrasse. Nous sommes assis autour d’une table bien garnie… Une véritable famille… Mais qui sont ces gens ?
L’infirmière entrouvre la fenêtre pour aérer un peu… Elle me lance :
– Vous n’avez pas froid au moins ? C’est qu’il ne fait pas si chaud pour un 25 octobre.
Un 25 octobre ! Pourtant je me souviens de la température caniculaire, de l’eau entre les rochers, si chaude et salée… Je me souviens d’un corps féminin presque nu… Il y a des lumières, et le reflet

de la colline dans le miroir liquide. Un bateau qui passe à l’horizon. Il y a des têtes… Une femme qui me regarde d’un air triste… Des journalistes… Une caméra… Un visage d’enfant…
Un 25 octobre !… Elle ment l’infirmière. Je suis sûr qu’elle ment.
Depuis trop longtemps déjà, je suis seul dans ce lit de misère. Seul ! J’ai le temps de penser… Alors les souvenirs refluent… Peu à peu je comprends…
Commenter  J’apprécie          60
Tout est obscur depuis que tu n’es plus là !
Le dos légèrement courbé derrière le zinc, Marie d’en Paulin me regarde d’un oeil attendri. Peu de clients dans le café des Sports à cette heure tardive. Seul dans un coin de la salle, un vieil homme échevelé et pauvrement vêtu sirote son Banyuls. Dehors, une voiture à bras tonne le long du Douy. De loin en loin, on entend les rires rauques de pêcheurs en partance. Un chien roux vient japper un instant près de la porte, puis s’enfuit. Des chats parcourent les ruelles, et se disputent parfois, dans un vacarme de cris, de miaulements et de pleurs. J’aime la quiétude des soirées Catalanes. Ici, la saison est belle encore, et l’on peut espérer pour demain d’agréables promenades du côté de la Madeloc ou dans les forêts de Valmy. Le vent du nord fait claquer une voile. Par instants, comme si tous les êtres le décidaient ensemble, un silence de mort règne sur Collioure. C’est alors un grand trou glacé, un vide immense, où mon coeur puise un peu de repos. Rien ne m’habite plus, que ce silence. Les yeux clos, je le goûte seconde après seconde. Mais une voix le brise :
-8-
― Un petit verre Monsieur Marcel, il faut vous remonter un peu, et j’aime pas vous voir comme ça, à ruminer dans votre barbe…
Le vin doux servi sur le comptoir m’invite à quitter ma place. Puis la bonne Marie enchaîne :
― Monsieur Marcel, je vois que vous n’avez pas mangé, et comme il me reste une peu de « pignatte », si vous voulez, il y en aura bien assez pour nous deux.
J’adore ce plat de poissons, et ça, Marie le sait.
Sans attendre ma réponse, elle crie : « Alors, passons à table ». Elle me parle de toi. Elle t’aimait bien. « Ah mon pauvre Marcel, la vie n’est pas toujours facile, je suis bien placée pour le savoir, mais il faut faire face, tout s’arrange un jour ! » Sa vie, je n’en connaissais presque rien. Marie est plutôt discrète lorsqu’il s’agit d’elle. Je sais seulement que son mari a précocement disparu, et que depuis, pour elle, seul le travail et les enfants comptent. Pourtant, aujourd’hui, si j’insistais, elle me parlerait de Collioure, elle me parlerait des arcanes d’une existence pas toujours rose, elle me parlerait peut-être de son enfance. Mais moi je ne suis plus là, ma tête est ailleurs, perdue dans un brouillard qui me ramène quelques mois en arrière…
Commenter  J’apprécie          60
L’écrivain est un être solitaire
Commenter  J’apprécie          60

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Listes avec des livres de cet auteur
Lecteurs de Gérard Raynal (89)Voir plus

Quiz Voir plus

Le combat d'hiver - Jean-Claude Mourlevat

Qui est l'amoureux de Helen ?

Milos
Bartolomeo
Basile
Bartolos

8 questions
278 lecteurs ont répondu
Thème : Le combat d'hiver de Jean-Claude MourlevatCréer un quiz sur cet auteur
¤¤

{* *}