Citations de Ghislain de Diesbach (72)
Il faut être économe de son mépris étant donné le grand nombre de nécessiteux.
Admirablement disposé par son intelligence et son esprit critique pour être le témoin de la société de son temps, Proust l'est aussi par le hasard de sa naissance qui, tout en étant un handicap, est aussi un avantage dans la mesure où elle lui donne le recul nécessaire pour observer un monde qu'il verrait beaucoup moins bien s'il lui appartenait. Issu de deux races et déjà passé d'un milieu dans un autre, encore éloigné de celui auquel il aspire, il aura sur les chrétiens l'oeil ironique et sagace du Juif, et sur les Juifs le regard d'un chrétien sans tendresse et même sans charité. En bourgeois fraîchement promu, il jugera la noblesse sans complaisance, puis avec une certaine amertume, car elle l'aura déçu. Aristocrate intellectuel, il sera sans pitié pour cette bourgeoisie avide et jalouse qui ne dédaigne la noblesse que faute de pouvoir en faire partie. A cet égard, Mme Verdurin sera la plus féroce caricature que l'on puisse faire d'une classe sociale, imbue de sa force et incertaine de sa valeur.
p. 246
Le vrai luxe est de posséder tout ce qui devient de plus en plus rare : espace, silence et solitude.
Il n'en était rien, mais Portalis avait refusé de faire examiner le premier volume, attendant que les trois lui fussent soumis pour juger de l'esprit de l'ouvrage. Après lecture de l'assemblage, l'impression n'avait été qu'à demi favorable, en dépit de l'hommage aux soldatsfrançais, mais le verdict, tel que publié dans le bulletin officiel de la censure, était néanmoins acceptable et imposait peu de corrections.
Le mythe du XXe siècle est la démystification des mythes.
[Echecs éditoriaux, 1908-1909]
Lorsqu'on a eu des visées littéraires et qu'on s'en est servi pour demander à ses parents, à sa conscience, à la vie même un sursis, un délai de grâce avant de se mettre sérieusement au travail, un tel échec incite à de moroses réflexions. Dans ces retours sur soi-même, il y a non seulement le regret du temps perdu, mais aussi l'amer sentiment de penser que personne ne saura jamais rien du monde de rêves, d'images et d'idées que l'on a si longtemps porté en soi, monde informe et mouvant, fugitif et précieux, qui risque à chaque instant de s'évanouir si l'on ne réussit, par le miracle de l'écriture, à le sauver. C'est ce sentiment de contenir dans son coeur et sa tête un monde merveilleux, menacé de disparaître avec lui, qu'il exprimera dans les pages admirables, les plus belles peut-être de son oeuvre, qui terminent "Le Temps Retrouvé", donnant à toute "La Recherche du temps perdu" sa justification et sa grandeur.
p. 560
« Avoir un problème » ennoblit l’individu. Celui-ci n’existe dans bien des cas qu’en fonction de ses problèmes et de l’importance qu’ils lui donnent. Il les confie à qui veut l’entendre et demande des conseils qu’il ne suit d’ailleurs pas. De problème en problème, celle ou celui qui en a finit par accéder au statut de martyr, victime de la société.
Le rejet de toute notion d'autorité, de commandement et de volonté à fait substituer au mot « diriger » celui « d'animer » d'essence plus démocratique. Un médecin ne dirige plus un laboratoire ou un cabinet médical. Il anime une structure médicale d'accueil et d'analyse.
L'emploi abusif du verbe « animer » laisse à penser que la France est bien malade et qu'il faudra bientôt, non l'animer, mais la réanimer.
Le roman d'une fille pauvre
En cette année 1765, elle est mariée depuis un an à Jacques Necker et, passée dans transition de la gêne à l'opulence, elle considère comme un mauvais rêve l'époque à laquelle suivant le mot de Gibbon, «les femmes la regardaient avec envie parce qu'elle était belle, et avec mépris parce qu'elle était pauvre». Débarquée à Paris en 1764, elle avait encore ce teint de blonde et cette fraicheur helvétique qui lui auraient tant d'hommages lorsqu'elle trônait, en musée literature, dans les assemblés de Lausanne où hobereaux du cru et étrangers se disputaient un regard de ses yeux bleus tout en déplorant qu'une si belle personne s'estimât, parce qu'elle était prodigieusement savante, d'une essence supérieure.
Mouvance :
Mot fort utile en ce sens qu'il convient merveilleusement à ceux qui n'ayant pas d'opinion, ou n'osant l'avouer, déclarent prudemment qu'ils « s'inscrivent dans la mouvance… » avec toutes les réserves et toutes les subtilités que permet la fluidité de ce terme. On n'a jamais rien bâti sur les sables mouvants : on ne s'inscrit pas plus dans une mouvance…
[Traduction et édition annotées par Proust de "Sésame et les Lys" de Ruskin.]
Dans certaines notes, parfois sans grand rapport avec le texte ou la pensée de Ruskin, Proust laisse apercevoir des conceptions qu'il développera dans "A la Recherche du temps perdu" ou dans sa correspondance, comme l'idée péjorative qu'il s'est faite de l'amitié, voire du commerce des humains en général, perte d'énergie et de temps, donnant la primauté à la lecture, exercice dans lequel il s'établit une communication directe entre deux esprits, sans l'obstacle ou la contrainte de la nature physique. "Notre mode de communication avec les personnes implique une déperdition des forces actives de l'âme que concentre et exalte au contraire ce merveilleux miracle de la lecture qui est la communication au sein de la solitude."
Loin de regretter de n'avoir pas connu des auteurs dont les oeuvres sont ses livres de chevet, comme Saint-Simon ou Chateaubriand, Proust estime que leur fréquentation l'aurait déçu car les défauts de l'homme, ses faiblesses ou ses mesquineries, auraient diminué pour lui la grandeur de l'oeuvre : "Mais si tous ces morts étaient vivants, ils ne pourraient causer avec nous que de la même manière que le font les vivants. Et une conversation avec Platon serait encore une conversation, c'est-à-dire un exercice infiniment plus superficiel que la lecture, la valeur des choses écoutées ou lues étant de moindre importance que l'état spirituel qu'elles peuvent créer en nous et que ne peut être profond que dans la solitude et dans cette solitude peuplée qu'est la lecture."
p. 490
Se souvenant de sa jeunesse en Russie, la comtesse de Ségur narrera, dans Les Bons Enfants -un de ses livres les moins connus-, l'histoire d'un Russe et de sa famille assiégés par une meute de loups dans une grange où ils se sont réfugiés pour la nuit.
"Parmi les moyens d'abrutir un peuple, un des plus sûrs est la musique, ou plutôt le bruit. La vie terrestre actuelle est placée sous l'empire incessant de la musique et du bruit. Sans parler de celui de la circulation, contre lequel on se défend par des vitres spéciales, il faut supporter la radio et la télévision de ces voisins, cette dernière particulièrement bruyante s'ils sont vieux et sourds, les cris des enfants, les discussions entre époux qui s'entendent mal, mais qu'on entend trop, les haut-parleurs des quinzaines commerciales, les hurlements des sirènes de police et le braillement des manifestations.
Comme si cela ne suffisait pas, les conversations dans les restaurants sont rendues presque impossibles en raison d'un musique dite d'ambiance, éclatant au-dessus des têtes en flots stridents, musique relayée jusque dans cet asile autrefois silencieux qu'étaient les toilettes. Il y a de la musique aussi dans les grands magasins, à rendre idiotes les vendeuses, dans les halls d'hôtels ou les salles d'attente, ainsi que dans tout endroit où le public est censé venir, des autobus touristiques aux taxis. Même les églises ont cédés à la mode, où l'on fait fait résonner, lorsqu'elles présentent un intérêt touristique, une musique enregistrée empêchant tout recueillement. On est assailli de musique enregistrée jusque dans les lave-express ou le bateau qui fait la navette entre la côte et l'île d'Aix.
Ou bien on fait cela parce que les gens n'ont rien dans la tête et n'ont donc rien à se dire ou bien il s'agit de les empêcher de penser et de les réduire à cet état d'animaux d'élevage, engraissés en diffusant de la musique dans leurs étables ou leurs poulaillers.
Il y a presque autant de bruit à la campagne avec celui de toutes les machines fonctionnant au gasoil, depuis les tracteurs jusqu'à ces tondeuses à gazon et cisailles de haies qui empoissonnent les week-ends de ceux croyant encore à la paix des champs.p.9-10
Nous vivons dans une société où ce qui fait scandale n'est pas la faute, mais la sanction.
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L'évolution de la situation politique en France est en effet de nature à lui laisser d'autant moins de loisirs qu'il s'y trouve mêlé en sa double qualité diplomate et de vendre de M.Necker.
En quittant le Contrôle général, Necker y a eu pour successeur un homme honnête, mais sans moyens, Joly de Fleury, remplacé bientôt par l'habile et brillant Calonne qui a pratiqué, pour inspirer confiance, une politique de grands travaux et de grandes dépenses dont le résultat n'a fait qu'aggraver la crise financière. A bout de ressources et d'expédients, Calonne s' est vu contraint de révéler au roi l'ampleur du déficit et lui a proposé des remèdes guère différents de ceux préconisés par Necker avant sa chute.
Tandis que Turgot, en butte à une opposition de plus en plus véhémente, s'apprête à quitter son poste, Necker se prépare à l'y remplacer. L'opinion publique, soigneusement dirigée par ses amis, l'y appelle. Le salon de Mme Necker n'est plus un Parnasse, mais l'antichambre d'un ministre en puissance et Louise y voit passer tous ceux qui travaillent dans l'ombre à l'élévation de son père.
Pour l'opinion publique, toujours partiale dans ses jugements, l'émigré, juste victime de la Révolution, n'est qu'un personnage odieux et falot, incarnant à lui seul tous les abus et tous les vices de la monarchie. Elle continue de le voir comme le représentaient les caricaturistes de la Restauration : un petit marquis de Molière vieilli, devenu un long bonhomme, sec et grotesque dans son habit suranné dont les basques flottent sur ses jambes d'échassier. Sa tête, encore affublée d'une perruque à l'ancienne mode, se redresse avec superbe, sans doute parce qu'elle est aussi vide que sa bourse, et son visage quasi momifié s'orne d'un nez en bec d'oiseau de proie, mais ce nez insolent n'a jamais respiré que la poudre des bals, au hasard des redoutes ou des mascarades dont son propriétaire a égayé ses vingt-cinq années d'exil.
On insensibilise ainsi les Français de manière à empêcher des réactions qui seraient plus sévèrement jugées par l’opinion – et a fortiori par les tribunaux – que les actes qui les ont provoquées. Les victimes auront toujours tort.
Tout patrimoine artistique et littéraire, devenu la proie de spécialistes, est célébré, admiré, visité ou exploité par des gens dont les opinions et souvent les actes sont en complète opposition avec les principes auxquelles ces œuvres – livres, tableaux, monuments - doivent leur existence.
La presse est bien nommée, car elle est devenue un instrument de pression et même d'oppression.