Gilles Laporte - Un parfum de fleur d'oranger

Cette année 1954, le ciel se mit en colère. [...] À tel point que, le premier février, l'abbé Pierre, ancien résistant, ancien député de Nancy, curé rebelle animé par la nécessaire "Insurrection de la Bonté", lança un appel pathétique à la radio :
"Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l'avait expulsée. Chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. Devant tant d'horreur, les cités d'urgence, ce n'est même plus assez urgent..."
"Il faut que ce soir-même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s'accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où on lise sous ce titre : Centre fraternel de dépannage, ces simples mots : Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t'aime."
Je me souviendrai longtemps de cette scène dans la cuisine familiale : mon père, oreille collée au poste, d'une pâleur renforcée par les défaillances de sa santé, poings et dents serrés, qui grommelait : "les salauds... les criminels..." à l'adresse de tous ceux qui acceptaient comme une fatalité la mortelle détresse des pauvres. Il avait souffert de la faim en Allemagne, du froid dans son refuge de la Loire après sa terrible évasion réussie, du mépris des vainqueurs, de la complaisance des collabos et de l'indifférence des planqués...
"Les salauds !" Il en souffrait encore, en souffrirait toujours. "Il faut dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des lieux où il y ait couvertures, paille, soupe..."
Certes, nous n'étions pas riches, mais nous avions un toit, nous ne mangions pas du caviar, mais nous dégustions le ragoût de mou aux patates du jardin et, certains dimanches, le lapin aux champignons de nos bois, ne buvions pas du champagne mais le vin de la coopérative ouvrière, nous ne mourions pas de froid mais, autour de la cuisinière dont maman astiquait énergiquement la fonte au Zébracier, nous nous chauffions au bois mort récolté dans la forêt de La Héronnière et au charbon de l'usine... et nous étions heureux !
Ecrire est un acte tellement personnel. C'est même plus qu'un acte, c'est une libération d'énergie intime, un élan vers l'autre destiné à lui prouver combien on l'aime …
La liberté d'un homme ne vaut pas le sacrifice d'une femme !
- On ne peut pas manquer de ce dont on ne soupçonne même pas l'existence... n'est-ce pas ?
- La quille, bon Dieu, la quille! La quille!
Vingt bouches béantes hurlent des guirlandes de vapeurs éthyliques. Le vacarme est assourdissant à peine couvert par les heurts de la voiture sur les aiguillages.
- La quille, la quille!
La quille viendra
Les bleus resteront
Pour laver les gamelles...
Dans la boue des tranchées et la puanteur des charognes humaines, il s'était juré d'enseigner à ses élèves l'histoire de cette guerre, de leur témoigner de ce qu'il avait vécu, de rendre hommage avec eux à tous les humbles tombés dans les traquenards galonnés des deux camps.
Être laïc, c'est respecter toutes les confessions, mais faire en sorte de n'en privilégier aucune ! Que pas une religion, pas une croyance, ne se sente autorisée à dicter sa loi à la République... La foi est un choix personnel, intime, qui n'a pas à s'imposer dans la relation sociale.
Parce que vivant ainsi à côté d'elle, partageant ses réussites et ses doutes de maîtresse d'école, lui confiant les siens avec des projets parfois surprenants - comme l'expédition au champ d'aviation -, il avait l'impression d'être logé dans la peau de l'autre, de lui voler sa place, tant sur son estrade qu'au côté de celle que cet autre avait aimée.
Elle d'approcha de l'orgue, actionna l'interrupteur, toucha l'ivoire du clavier, libéra quelques notes du buffet de châtaignier.
(.......)
Nouvelles notes, épousées par les chants d'oiseaux en noces quelque part dans les lilas du jardin.
Chaque enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne.
Quatre-vingt -dix voleurs sur cent qui sont au bagne,
Ne sont jamais allés à l'école une fois,
Et ne savent pas lire, et signent d'une croix............
L'école est sanctuaire autant que la chapelle.
Victor Hugo," Ecrit après la visite d'un bagne",
Les Quatre vents de l'esprit .

Cette ambiance de paix, parfumée à la cire et à la térébenthine, ponctuée par la sonnerie de l’angélus tombée de la ville haute, faisait couler en lui un miel dont il avait de plus en plus besoin. Elle avait le pouvoir de lui faire ignorer, quelques heures durant, les insultes des intégristes catholiques qui interdisaient aux familles de fidèles l’usage des livres d’école, leur enjoignaient de les retirer des mains de leurs enfants, « quelle que soit l’autorité qui entende les leur imposer », sous peine d’être privées des sacrements de l’Église ! Le cardinal Andrieu ne venait-il pas de réaffirmer qu’ «un Etat qui se dit laïque répudie par là même toute loi morale : libre à lui de refuser à Dieu ses services comme le voleur est libre de s’emparer du bien d’autrui et l’assassin de tuer son semblable » ? Et le prélat enfonçait un clou empoisonné : « Mais les Français savent bien que le laïcisme est un fossoyeur, et qu’avant de mettre les peuples au tombeau, il les traîne par tous les excès du sensualisme et du bolchevisme ! » Quant à son confrère, l’évêque de Tours, du haut de toutes les chaires de son diocèse, il allait bramant que : « Le mal, ce sont les lois abominables de la laïcité, lois impies et justement nommées scélérates, car elles violent tous les droits divins et humains. Hélas, ce n’est pas seulement la République, mais encore la France qui mourrait de ce chancre s’il n’était arraché ! » Comment ces gens couverts de dentelles et de broderies d’or et d’argent, qui n’avaient vu de la guerre que, de loin, les départs de soldats et des retours de cercueils arrosés l’un comme l’autre d’un coup de goupillon, pouvaient-ils donner à leurs contemporains des leçons de morale et d’amour de la France ?