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Citation de tilly


tilly
28 septembre 2011
Lire (je ne lisais pas)

Dès ce moment, je lisais tout, les notices des remèdes, les papiers déchirés que le vent chasse dans les rues, les affiches, les romans. Don Quichotte était comme moi. Il savait aussi que chaque bribe de feuille imprimée ou crayonnée est une magie. Au début, j’essayais d’en démonter les ressorts, mais les mécanismes d’une magie sont si nombreux et ses rouages si frêles que je ne suis jamais arrivé à dévisser tout ça. Je me réduis à en éprouver les effets. Je me dis seulement que j’ai de la chance. Nous avons fait bonne pioche. Nous sommes comme ces mineurs de la Californie ou du Yukon qui envoient un coup de pelle dans la montagne et qui deviennent riches à perpétuité.


Un jour, un individu a déposé des griffures sur un parchemin ou sur un papier, après quoi ces embrouillaminis de charbon ou d’encre ont été imprimés. Ils ont été collés à d’autres embrouillaminis, ça a fait un livre, et on les a entreposés dans le fond d’une bibliothèque. Ils n’ont plus fait de bruit. Mais il suffit qu’une main ouvre ce livre, qu’un regard frôle ces jambages, et ça se remet en marche. Les voix sont aussi claires qu’au premier jour. Un pays se déplie. J’entends le bruissement que la vie fait à mesure que mon œil se promène sur les lettres. Un cavalier gaulois traverse la route et son cheval croque une touffe d’herbe en ronronnant. Un notaire de Clermont-Ferrand reçoit une châtelaine et un mendiant beugle dans une ruelle d’un autre siècle. J’ai poussé une porte qui n’existe pas et je pénètre dans la vie. Bien sûr, on m’assure qu’en dehors du livre, des événements continuent à se produire. On me dit qu’ils sont intéressants et qu’ils peuvent me concerner, mais je ne suis pas naïf au point de croire à leurs manigances. Ils sont nuls. Face à Vautrin, à Julien Sorel et au prince André, face à Mrs Dalloway et à la princesse de Clèves, ils font petite figure et les énergies qu’ils déploient pour faire mine d’exister me font bien rire. Je fais semblant de croire qu’ils sont réels et même méritants mais, dès qu’ils ont tourné leurs talons d’événements, je regagne la vraie vie, les provinces où Madame Bovary pleure et meurt, où Smerdiakov ourdit ses mauvaises logiques.

Un livre est la plus modeste des usines et rien n’est plus robuste que ce petit truc. Les raffineries de l’étang de Berre et les hauts-fourneaux du Creusot, Cap Canaveral même, sont des primitifs et des rudimentaires si on les compare à un in-folio. Jetez un roman dans une cave, un grenier. Oubliez-le pendant mille ans, le temps que quelques empires passent, que la Chine s’éveille, que meurent cent milliards d’humain et qu’un savant invente l’ordinateur. Ensuite, soufflez sur la poussière qui emmitoufle les reliures, tournes les pages, et l’instrument s’agite. Des bielles et des pistons cliquettent. On dirait qu’un cœur recommence à battre. On dirait qu’un bon Dieu ranime les heures. Le livre est une pendule, un réveil Jaz. Il suffit de remonter ses ressorts et l’éternité se termine. Elle devient du temps qui passe. Sous vos yeux se lève un opéra fabuleux : une femme pleure ou bien elle danse, une famille de souris ronge un gruyère, une guerre éclate entre deux provinces, une tempête est sur la mer et le vent est glacé, ce matin-là.

Si je devais être mort, j’emporterais un livre dans mon bagage. Les jours où l’ennui piétinerait, j’ouvrirais Thomas Hardy, Jules Supervielle ou Bécassine, et les douceurs et les diaprures de la terre se déploieraient dans ces gribouillis. Une ponctuation, un point d’exclamation et un adjectif seraient comme des petites portes. Je pousserais ces portes. Je me glisserais dans une ville et parmi des fleurs, dans un Moyen-Age et dans la tristesse des cœurs, dans une auberge, et j’oublierais ma mort.
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