A l'occasion du Festival Etonnants Voyageurs, Gouzel Iakhina vous présente son ouvrage "Les enfants de la Volga" aux éditions Noir sur blanc.
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Note de musique : © mollat
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Les contes et les légendes, c'est la base ! La base de l'âme, ses fondements qui sont posés dans l'enfance, sur lesquels repose toute l'essence humaine.

Petit Coucou prit le sein. Retrouvant enfin du lait maternel, il s'accrocha au sein de la paysanne qu'il arrivait à peine à faire entrer dans sa bouche et se mit à téter avec rage. Il déglutissait hâtivement, bruyamment, en gémissant ; le lait faisait des bulles et coulait sur le menton du nourrisson. Parfois, il s'étouffait, grondait avec dépit, puis s'accrochait encore plus fort à la source de nourriture au-dessus de lui.
Délicatement, sans gêner Petit Coucou dans sa tétée, la paysanne sortit son deuxième sein, et y mit son bébé. Elle était assise, ses gros bras écartés comme deux ailes, chacun abritant un bébé. Ses énormes seins brillaient dans la pénombre du wagon, son visage était radieux et majestueux.
Deiev était debout à côté d'elle, incapable de détourner le regard de la femme, sentant l'odeur aigre du pain qui montait de son corps. Il avait failli lui faire des reproches pour avoir commencé trop tôt à nourrir son propre enfant, mais sa chair était si énorme et nourrissait si généreusement les bébés qu'il se retint.
La commissaire était également là et regardait. C'était à la fois gênant : Deïev avait honte (de lui ? de la paysanne impudique ?), mais il aurait voulu prolonger cette minute, comme si elle les unissait, lui et Blanche, dans la participation à quelque chose d'important et de sacré.
Ignatov ne comprenait pas comment on peut aimer une femme. On peut aimer des choses grandioses : la révolution, le Parti, son pays. Mais une femme ? Et comment peut-on utiliser le même mot pour exprimer son rapport à des choses d’importance si différente : comment mettre sur la même balance une quelconque bonne femme et la révolution ? C’était ridicule.
Il ne mesurait plus le temps en minutes, mais à la rosée du matin et du soir, au cheminement des étoiles dans le ciel, aux phases de la lune, aux chutes de neige, à l'épaisseur de la glace sur le fleuve, à la floraison des pommiers et au vol des oiseaux sur la steppe. (...) Le temps, s'il ne ralentissait pas, devenait presque imperceptible, manquait de disparaitre, comme le courant le plus rapide peut disparaitre dans une anse profonde, couverte de roseaux et de lentilles d'eau.
Parfois, elle avait l’impression qu’elle était déjà morte......Mais lorsque Zouleikha s’approchait des latrines improvisées dans un coin de la cellule, qui consistaient en un grand seau de fer-blanc sonore, et qu’elle sentait ses joues brûler de honte, elle comprenait soudain qu’elle était encore en vie. Les morts ne connaissent pas la honte.
Quatre mille kilomètres, c'était exactement la distance qu'allait devoir franchir le train sanitaire de Kazan au Turkestan. Le train lui-même n'existait pas encore : l'ordre de sa formation avait été signé la veille, le 9 octobre 1923. Il n'avait pas non plus de passagers, qu'il faudrait récupérer dans les foyers d'enfants et les centres d'accueil, filles et garçons, entre deux et douze ans, les plus faibles et les plus épuisés par la faim. En revanche ce convoi était déjà pourvu d'un chef : Deiïv, un vétéran de la guerre civile, un jeune. Il venait tout juste d'être nommé.
(Incipit)

On s’était mis à désigner par essor des koulaks l’enrichissement rapide des paysans exilés. Envoyés à des milliers de kilomètres de leur maison natale, ils avaient, en six à huit ans, réussi à se remettre du choc, à se faire à leur vie nouvelle, et se débrouillaient pour gagner ici aussi un sou de plus, le mettre de côté, puis l’utiliser pour acheter de l’outillage et même du bétail pour leur usage personnel. Bref, les paysans dépouillés jusqu’à l’os se rekoulakisaient, ce qui, bien évidemment, était inadmissible. C’est pourquoi les hautes sphères de l’État avaient pris une sage décision : il s’agissait de stopper immédiatement l’essor, de punir les coupables, et d’organiser en kolkhozes ces koulaks qui, même en exil, avaient manifesté perfidement leur propension inextirpable à l’individualisme. Une vague punitive parcourut les rangs du NKVD, fauchant ceux qui avaient toléré cette rekoulakisation, y compris dans les plus hauts échelons, et se fondit dans le courant général des répressions de 1937-1938.
Au soir, j'avais froid. Je me suis serré contre les jambes de ma mère, mais elles ne me réchauffaient pas. J'ai pensé la couvrir avec le manteau en mouton, mais je me suis souvenu qu'au printemps on l'avait échangé contre un demi-seau de pommes de terre. Je me suis glissé sous la jupe de ma mère, j'ai étreint ses genoux, froids et durs comme de la pierre. Je lui ai fermé les yeux pour qu'ils ne souffrent pas du froid.
Le corps maternel répandait un tel froid, comme si nous étions sous terre, que j'en tremblais (...).
La jupe maternelle semblait être non en tissu, mais en givre, glacée au toucher. Son saroual aussi, et les tissus enroulés autour de ses pieds aussi. Alors, j'ai compris que le givre dans ses cheveux étaient en train de se répandre dans tout son corps, se communiquant aux choses et transformant tout autour d'elle en glace.
Seuls des esprits limités peuvent supposer que les événements historiques naissent de telle ou telle personnalité. Ce sont les idées qui mettent l’Histoire en branle. Elles ne se contentent pas de s’emparer des masses et d’y acquérir le poids nécessaire ; elles prennent la forme, en chair et en os, de gens concrets, pas toujours appropriés. Et c’était une idée qui, en Russie, avait fait la révolution, après s’être personnifiée, au gré des circonstances, dans un petit homme à la santé vacillante [Lénine], avec une capacité de travail et un talent oratoire hors du commun, et l’avoir emporté comme une comète à travers toutes les difficultés et les dangers : arrestations, exils, trahisons, attentats. S’il n’avait pas existé, le pays aurait eu un autre chef, plus ou moins grand que lui, aux cheveux plus ou moins foncés.
La mort est partout. Zouleikha l’avait compris enfant déjà. […] Elle s’était habituée à cette idée comme le bœuf s’habitue au joug, comme le cheval s’habitue à la voix de son maître. Certains n’avaient droit qu’à une toute petite pincée de vie, comme ses filles, d’autres s’en voyaient offrir une poignée, d’autres encore en recevaient une quantité incroyablement généreuse, des sacs et des granges entières de vie en réserve, comme sa belle-mère. Mais la mort attendait chacun d’eux – tapie au plus profond d’eux-mêmes, ou marchant tout près d’eux, se frottant à leurs jambes comme un chat, s’accrochant à leurs habits comme la poussière, entrant dans leurs poumons comme de l’air. La mort était omniprésente – plus rusée, plus intelligente et plus puissante que la stupide vie, qui perdait toujours le combat.