Mes soeurs, n'aimez pas les marins de Grégory Nicolas aux éditions Les Escales
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Vous savez, quand on court c’est étrange. C’est comme une sorte d’hypnose. Comme si on sortait de son propre corps. C’est comme si on se regardait. Comme si on était le spectateur de sa propre vie, si je peux utiliser des grands mots. C’est un beau spectacle car on se sent fort. Invulnérable. On transforme la douleur en plaisir. C’est une sensation de bien-être totale. J’appelais ça l’allégresse, mais ma fille m’a dit que ce n’était pas le bon mot… Il fallait plutôt parler d’euphorie. Ce sont les hormones que l’on produit dans l’effort qui sont responsables de ça, m’a dit mon gendre. Il faut toujours qu’il explique les choses par la science.
Il nous avait fait remarquer le ciel si bas, si particulier et si beau de Brest, et la façon qu’il a de se perdre à la surface de l’eau grise de la rade. C’est comme si le ciel et la mer se confondaient. Comme si l’un et l’autre s’étiraient ainsi que le font les gros chats, rien que pour se toucher. J’ai revu ce phénomène une fois, sur un petit coteau de la Loire, entre Saumur et Angers, au-dessus d’un village qui s’appelle Le Thoureil : deux vieilles vignes qui avaient surmonté la palissade, qui s’étaient étirées de toutes leurs forces, pour finalement s’enserrer en une voûte. Elles faisaient comme un collier en se rejoignant de leurs jeunes pousses. Ou plutôt comme une couronne, voilà c’est ça, on aurait dit que toutes les deux, unies ainsi, elles couronnaient le ciel.

— Tu es un peu dégoûté de la mer maintenant, Yvik, je me trompe ? a demandé Julien.
— Non, je ne suis pas dégoûté. La vérité, c’est que j’ai jamais vraiment aimé ça. Quand je le dis, les gens ont du mal à comprendre. Ils pensent tous que la vérité est au large. Mais qu’ils y aillent donc, au large, voir un peu ! Et ensuite on en rediscute. On me dit : « La liberté, la liberté. » Tu parles d’une liberté ! La mer est grande, certes, mais un bateau c’est une prison qui flotte, rien d’autre. Tu n’es jamais moins libre de tes mouvements que dans un canot. Tu es contraint par la mer, le vent, les embruns, la machine, la ressource et les sous. Tu parles d’une liberté ! Seulement à Ouessant, tu penses bien qu’on n’avait pas le choix dans le temps. C’était la pêche ici ou l’usine sur le continent, hein. Et moi j’avais pas envie de travailler toute ma vie avec un toit au-dessus de la tête. À tort ou à raison d’ailleurs, je me serais moins pelé à l’usine, c’est sûr.
La plupart des marins écrivaient des mots d'amour maladroits ou des politesses machinales, comme on dit bonne nuit aux enfants dans leur lit tout juste bordé, évitant de raconter les tourments et les tracas, la solitude aussi, et le vin trop chargé d'alcool. Jean lui racontait tout.
Avant le bosquet, sur la gauche en venant de la maison, on trouvait un vieux lavoir cerclé d’herbes hautes dans lequel on avait mis des truites arc-en-ciel achetées à la pisciculture d’à côté. Elles ont fini par être grosses comme des saumons à force de gober les coquillettes que leur balançait Clément après les avoir chipées dans le frigo et cachées sous son pull. Et ses tee-shirts qu’il tachait parce qu’il est maladroit comme tout, eh bien, ils sentaient le beurre cuit à cause de ça.
Perrine a juré en breton des mots qu'elle ne connaissait pas en français. Elle, si belle dans le temps, était laide pour la première fois, le visage tordu par la colère et par la peine. Elle avait vieilli d'un coup, de vingt ans, ou de trente ans, ou même davantage, on ne sait pas. Elle aurait voulu faire plus de mal à la mer, avec ces galets qu'elle lui jetait de toutes ces forces comme on lapide une bête. Parce qu'elle lui en avait encore volé un qu'elle aimait, la salope.
« Les malheureux », disaient les gens quand ils apprenaient un nouveau naufrage. « Les malheureuses », pensait Perrine.
- Alors ça boume ?
Ce sont les premiers mots qu’il m’a dits : « Alors ça boume ? »
Il y a des choses toutes simples et bêtes comme ce n’est pas permis mais qui vous marquent sans que l’on sache bien pourquoi. Moi c’étaient ses premiers mots, comme les premiers mots d’un bébé, j’imagine.
C’est une chose qui me dépasse l’amour de la mer. Je veux dire, je l’aime bien aussi la mer, je la trouve belle et je sais le bonheur qu’il y a à voir les jolis bleus et aussi je la trouve forte et puissante quand les tempêtes s’en viennent. Mais l’aimer au point qu’elle manque, je ne comprends pas. […] Ils sont sûrement faits différemment des autres, les marins, je me dis.
- Les pauvres soldats qui se battent toujours, je dis. Encore des morts. Les malheureux…
- Non, les malheureuses. C’est pour celles qui restent que c’est le plus triste.