- N'est-ce pas un peu étrange de consacrer autant de temps à la rédaction d'un récit ne racontant rien ?
- Si, j'en conviens. Mais n'est-ce pas, aussi, notre lot à tous ? Écrire une histoire dénuée de sens pour meubler la vie ?
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout n'est que métamorphose permanente. Nous sommes tous du terreau pour l'imagination et que l'on choisisse d'être soi même créateur, ou que nos actes nourrissent l'imaginaire d'autrui, nous avons chacun une responsabilité dans les histoires qui nous entourent. Nous sommes des virus de narration. Néanmoins, celui qui choisit d'écrire fait le choix de consumer son temps, son énergie, sa vie, au détriment de tout ce qu'il pourrait faire d'autre; comme un dormeur, il se soustrait au monde pour se noyer corps et âme dans son récit. Contrairement aux autres qui ne font que conter à l'oral et ne sont que des vecteurs d'un savoir évanescent qui reste de l'ordre de la pensée, l'écrivain sacrifie son être pour rendre ces histoires concrètes et accessibles au plus grand nombre. Il y a une grand ingratitude autour de cet exercice.
Malgré moi je refusais purement et simplement de croire à ce qui était sous mes yeux. Mon esprit se barricadait dans l'irrationnel pour chasser une réalité tangible. L'être grouillait sur place. Des bribes de son réseau veineux et musculaire noir, noyées dans de gluantes agglomérations d'un placenta perlé de bulles sombres et grouillantes, éclatant en jets internes, étaient visibles par intermittence dans un amas d'ombres et de reflets. Si le chaos de ce corps gigantesque choquait à première vue, il n'était pourtant qu'illusoire. On constatait dans les apparitions et disparitions luisantes d'organes rendus visibles par l'angulation et l'incidence de la lumière, que la découpe complète de cette créature ne serait apparente que dans un éclairage impossible dans notre géométrie. Aussi je m'autorisais une contemplation parcellaire, sachant que dans l'espace tridimensionnel, l'appréhension que mon cerveau pourrait faire de cette entité n'était que celle d'une apparente régurgitation et génération constante d'organes sans logique métabolique. Tout ce que je voyais n'était que l'entrelacs des segments visibles donnés aléatoirement et par fractions de seconde à ma perception, au fil de ses mouvements. J'avais l'intime conviction que dans son univers propre la chose était peut être d'une majesté incroyable, mais en l'état et aux yeux d'humains, elle n'apparaissait que sous la forme d'un corps magmatique, éviscéré au grand jour.