Guillaume Van Meerbeeck

j’ai oublié de compter les jours durant lesquels je suis resté assis devant une page vide, à m’interroger sur la manière dont j’allais vous narrer mon histoire. « Un jour de plus, ce n’est pas la fin du monde », me convainquais-je depuis des semaines, jusqu’à ce soir. Mais voilà, un geste banal peut parfois suffire à faire réaliser à un vieil homme que le poids des années pèse de plus en plus sur ses épaules.
Une maladresse, un verre brisé, et d’un instant à l’autre, les années s’imposent, tel un cortège de spectres menaçants, pour nous rappeler nos propres suffisances. Que les choses soient cependant claires entre vous et moi ; je ne crains pas la mort, ma seule inquiétude est de quitter ce monde sans laisser derrière moi la preuve de ce que j’ai vu, de ce que j’ai vécu, et surtout de ce que j’ai tenté de comprendre. Il était temps de prendre la plume, avant qu’il ne soit trop tard…
Très jeune, j’ai quitté mon village pour m’apercevoir d’une part que l’univers dans lequel je vivais n’était pas limité au sol foulé jusqu’alors, et que d’autre part – et surtout – celui-ci n’était pas circonscrit à la matière brute et visible qui nous entoure, dépassant de ce fait les confins de mon imagination. C’est de cet aspect-là des choses, impalpable et invisible, qu’il m’importait surtout de vous entretenir – sans savoir de quelle manière – avant de laisser mon verre d’eau se briser à terre.
Mais en observant la petite flaque disparaître lentement à travers les interstices de mon plancher, et en scrutant l’humidité causée s’évaporer peu à peu, je me suis rendu compte que, malgré mes efforts, ma tâche resterait vaine. Comment décrire, en effet, avec exactitude, ce simple phénomène vécu, et qui restera pourtant invisible aux yeux de mes lecteurs ? Et si j’en suis incapable, alors comment leur évoquer les hauts faits dont j’ai été témoin, comment leur enseigner la magie que j’ai appris à maîtriser, et comment leur dépeindre les rencontres qui ont illuminé mon âme ?
Je n’y arriverai pas, je suis forcé de l’admettre. Je vais donc simplement m’aventurer avec vous sur les routes sinueuses de mes souvenirs et vous décrire autant que possible mes rencontres, mes espérances, mes choix et mes actes. Et vous réaliserez peut-être à la fin du récit que le monde ne serait pas comme il est aujourd’hui si tout ce que vous découvrirez ne m’était pas arrivé.

Il ne serait pas raisonnable de vous raconter ce récit sans vous dévoiler
une série d’événements qui échappaient à l’époque à ma connaissance,
mais que j’ai fini par reconstituer petit à petit, chronologiquement, sans
prétendre pour autant déterminer avec exactitude le moment précis où
ceux-ci étaient survenus. Vous vous rendrez dès lors compte que je
n’insisterai jamais sur les dates, mais seulement sur le vécu des
différents protagonistes. Ceci m’amène à vous décrire, pour commencer,
quelques faits décisifs survenus plusieurs mois avant mon départ du
village. Ceux-ci restent sans nul doute l’une des charpentes d’une
construction invisible dont d’aucun n’imaginaient l’ampleur…