Gustav Six

— Si j’ai bien compris, interrompit brusquement Agnès Luchaire, l’accusé est exposé à une fiction élaborée par vos soins à partir des éléments factuels récoltés au cours de l’enquête, c’est bien cela ?
— C’est bien cela, enchaîna Van Eyck. Tout comme un juge est exposé à la fiction élaborée par les conseils de l’accusé afin d’influencer son jugement.
— Et par les principes fondamentaux de l’État de droit. Permettez-moi d’en citer trois : le contradictoire, la loyauté et l’intimité dans l’administration de la preuve, laquelle ne peut être faite au dépens des auteurs, co-auteurs et complices d’un acte litigieux, comprenez-vous cette phrase ?
— Neuromnésis, à l’instar du relevé des écoutes téléphoniques, des données numériques, des empruntes digitales, des traces ADN, des empruntes pupillaires et olfactives ou encore du piratage des implants sous-cutanés, ne saurait obliger le juge d’instruction à quoique ce soit de litigieux, sinon — article 81 du code de procédure pénale —, « à procéder à tous les actes d’information qu’il juge utile à la manifestation de la vérité. »
— Neuromnésis est un procédé déloyal d’enquête mettant en échec le droit de disposer librement de ses pensées, ce qui est par lui-même constitutif d’une atteinte grave au droit à un procès équitable.
— Neuromnésis est effectivement un procédé déloyal, reprit Van Eyck, vous avez tout à fait raison maître ! Parce qu’il met en échec le pouvoir de tromper les juges. Nous ferons en sorte que la Commission de Déontologie des Professions du Droit dispose de toutes les garanties et assurances pour en apprécier les enjeux. »
Piètre lot de consolation pour sa mère, Van Eyck succomba à la chute d’un drone alors qu’il fêtait ses 37 ans, chez lui à Lugano, un accident courant à l’époque. L’enfant s’en était servi pour court-circuiter sa transmission (à 500 kilomètres de là) et provoquer sa chute sur le pauvre Tobias et non moins tragiquement sur ses collègues que la signature d’un contrat de transfert de brevet en Open Science privait de tout capital. En bref, le brevet était libre de droit et les associés de Van Eyck libres d’aller se faire foutre.

Pour eux, la liberté avait œuvré constamment pour les perdre. Nul réconfort dans la compagnie des hommes, seulement l’oppression. XN se complaisait à ne jamais réagir à l’aveu intérieur, à la provocation, au remord larmoyant, à la confession, aux images obsédantes, réifiées jour et nuit, même avouées. Surtout avouées. Ils auraient pu crier aux étoiles l’horreur dont ils s’étaient rendus coupables, XN n’aurait pas vibré d’un cil et on les aurait renvoyé à leur destin, jusqu’à ce qu’un petit geste, une légère inflexion vocale, la couleur d’un iris, capté plus que perçu, ne ramène à la vie les démons du passé et avec eux, dans la seconde, les antennes du Kevlar de service. Évidemment, on enregistra quelques évolutions psychotiques. Certains, comme Zittoun, la moelle liquéfiée, finissaient par bouffer leurs lacets. D’autres se brûlaient les yeux et les tympans ou retiraient leur implant sans précaution aucune, s’infligeant un dommage bien plus terrible que leur aurait coûté son déclenchement. D’autres enfin se suicidaient en essayant de réitérer leur forfait, suivant les dispositions d’XN qui en se disloquant liquidait tout bonnement son hôte. Au final, ça faisait du monde.
Certains porte-paroles, assistés d’officines de sécurité publique ou privée, n’hésitaient pas à reprendre, non sans risque, les propos corrosifs d’un Melchizedech alors en campagne pour la Maison Blanche, qui appelait à l’insurrection de la foi contre les auxiliaires de l’État Sorcier: « Par le viol de l’intimité commence l’exploitation tyrannique de tout un peuple. Neuromnésis est une injure faite à Dieu. Lui seul peut pénétrer le secret de nos péchés, unique voie vers la miséricorde. À celui qui prétendrait lui disputer ce pouvoir, je dis qu’il est un menteur et un imposteur ! »

Des 261 voyageurs, employés, mendiants, dealers, maquereaux et grenouillards en tout genre qui périrent cette nuit-là, pas un seul, à supposer qu’il ait eu le temps d’y réfléchir, n’aurait pu voir ces milliers de colonnes tomber sur lui comme des Mikado sans s’imaginer qu’il était sourd. Et pour cause, la charpente métallique ne pesait pas plus lourd qu’un flocon de neige. La verrière de la nef fondit sur les passants comme des milliers de lames de rasoir, broyant tout sur son passage. Quelques secondes avaient suffit pour faire du tourbillon de vie qui agitait le hall, un tombeau de glace, aussitôt rougi par les flots de sang et de chair disloquée. Encore aujourd’hui, les hypothèses allaient bon train sur l’origine de la catastrophe puisque cette bactérie ubiquiste avait été découverte dans des fluides aussi divers que le soja, la bière, la sueur, certains pollens et la pisse de rat. Les zones impactées furent placées sous scellé pendant de près de trois ans, le temps nécessaire aux équipes scientifiques diligentes de faire leur rapport. Deux mois plus tard survenaient six accidents ferroviaires quasi-simultanés et on se dit alors que le pire était à venir. Au passage des trains, entraînés à 350 km à l’heure, après une heure de route, les rails s’émiettèrent comme un croûton de pain, d’un coup, et le silence toujours, comme à la gare Saint-Lazare lors du décrochage des voûtes. La matière se taisait, malgré le choc colossal, le métal rompu, les rames pulvérisées. Les deux-tiers du parc immobilier français restèrent cependant intacts, comme immunisés contre ce chiendent, au contraire des quelques 930 000 immeubles effondrés ce soir-là et les autres soirs, une faveur vu le fléau.

Samuel avait pris le contrôle de Michal grâce à un certain Nasse Zünder. Ce dernier avait laissé une backdoor dans la puce PWDR créée par Sampa Design Lab pour l’encryption des micro-caméras intégrées au cerveau visuel afin de protéger les porteurs des attaques DDoS. Rappelons qu’en seulement un an, au moins 800 personnes porteuses de prothèses visio-cognitives avaient été assassinées suite à une exploitation malveillante d’un bug survenu dans le système. PWDR utilisait la méthode d’encryption MIR (du nom de la boîte de l’équipe d’invention à laquelle appartenait Zünder). L'ingénieur s’était du reste gardé une petite fenêtre de tir si d'aventure sa boîte avait eu l’idée saugrenue de se passer un jour de ses services, ce qu’elle fit. Devenu paria, Nasse Zünder avait par la suite lancé une attaque lui permettant de prendre le contrôle de la puce puis, à l’aide d’un sous-programme Linux prénommé IAWaves, des scripts de modularité, ce qui faisait de lui le Rimini Cricket d’au moins 300 000 Américains, forcément à leur insu. L’un d’eux était Silmen Albukerque, la PDG de BlueBird qu’il avait envoyé directement dans la vitrine de sa boîte. Elle s’en était tirée avec le nez et une épaule fracturés. « Elle ne contrôlait plus ses mains ni ses jambes… », confia, perfide, un témoin de la scène et « proche » d’Albukerque. Le problème fut rapidement réglé et la PDG retrouva son autonomie. Mais pas son poste. En revanche, Nasse Zünder ne fut jamais inquiété.

Les cinq miliciens avaient eu leur compte. Parmi eux, Danilo Thew, le 4x100 mètres 4 nages à 2 min 69 sec. 21/100èmes, soit 2/100èmes d’écart avec le champion du monde Lou Diamond Dutra. Elle l’avait saigné jusqu’à voir des nageoires lui pousser entre les doigts, et il en pleura, la rage et la frustration au bord des lèvres, les yeux injectés de sang. Il avait morflé mais il avait à présent sa plaque à Woolsey Hall. L’un des molosses jouait avec son biceps, entre les débris de tunnel que la nouvelle municipalité avait promis de restaurer avant de remettre tout ça au lendemain. Le reste de la meute lapait le sang en se prenant les pattes dans les corps en désordre. Échappée des colonnes éventrées de Morrasia, une eau putride s’échappait d’une fracture juste au-dessus d’eux, glissement de terrain et tir de mortier. Ce fut rapide et coordonné, parfaitement synchronisé, un véritable travail d’équipe, se disait-il, alors qu’il regardait Michelle accéder lentement à la terre ferme, de l’autre côté du quai. L’eau avait lavé ses blessures, de sorte que la plaie béante à sa poitrine ne se voyait plus ou quasiment plus. Elle reprit son souffle, son regard errant sur les corps disloqués mijotant dans du sang tiède. Mais il y avait ce jeune garçon derrière elle, et l’attention respectueuse que lui portaient les chiens lui signalait que le pire était à venir.

Beaucoup d’imbéciles profitent de l’imagination des autres pour combler leurs lacunes. Certains, parmi ses interlocuteurs réguliers, estimaient que Gerlmutter « jouait un jeu », qu’il « rusait », et que sa vacuité n’était en réalité que « frivolité volontaire », « arrière-pensée », « fausse indolence », bref un tempérament fourbe dissimulant dans le flasque de sa nonchalante médiocrité une nature des plus complexes. L'onctueux Gerlmutter n’avait donc nul besoin de limiter le vent qu’il avait dans le crâne par de vains efforts d’apprentissage, son entourage s’y employait à coups de pelle sans qu’on le lui demande. Il aurait pourtant suffit seulement d’un peu de désespoir pour comprendre qu’on ne maquille pas un homme qui n’a pas de tête.

S’il n’avait été question que d’individus ou même de crime de masse, Anne-Jorie se serait certainement dispensée de foutre les pieds à Koliganek, elle n’aurait pas pris le risque d’y traîner Nash et les autres, et Manohar que la Q-bi intéressait peu n’aurait pas lâché tout ce fric. Car il n’était question en réalité que des concepts vagues de nation et de civilisation, autrement dit rectifier des groupes sociaux en modifiant leur constitution subatomique en vue d’obtenir les formes nécessaires à une coopération optimale, un vecteur H qui limiterait au maximum le sang versé et la douleur morale, un « monde meilleur » sans la peste qui va avec, tyrans et génocidaires patentés.

Quoique Rafal n’avait jamais insulté un collègue, même si par sa nature angoissée, il lui arrivait de finir vos phrases ou de répondre à votre place. Sans qu’on se l’explique, il y avait quelque chose dans la face de Rafal qui faisait peur aux chouettes, quelque chose de gothique, quelque chose que seul peut-être un expert en morphologie mathématique pouvait exprimer.